Michel Serres, mars 2010 (AFP) |
Petite Poucette, la Génération mutante
ENTRETIEN
Par PASCALE NIVELLE
Libération, 03.09.2011
Philosophe et historien des
sciences, Michel Serres réclame l’indulgence pour les jeunes, obligés de tout
réinventer dans une société bouleversée par les nouvelles technologies.
Michel Serres, diplômé de l’Ecole
navale et de Normale Sup, a visité le monde avant de l’expliquer à des générations
d’étudiants. Historien des sciences et agrégé de philosophie, ancien compagnon
de Michel Foucault, avec qui il a créé le Centre universitaire expérimental de
Vincennes en 1968, il a suivi René Girard aux Etats- Unis, où il enseigne
toujours, à plus de 80 ans. Ce prof baroudeur, académicien pas tout à fait
comme les autres, scrute les transformations du monde et des hommes de son œil
bleu et bienveillant. Son sujet de prédilection : la jeune génération, qui
grandit dans un monde bouleversé, en proie à des changements comparables à ceux
de la fin de l’Antiquité. La planète change, ils changent aussi, ont tout à
réinventer.
«Soyons indulgents avec eux, ce sont des mutants», implore Michel
Serres, par ailleurs sévère sur sa génération et la suivante, qui laisseront
les sociétés occidentales en friche.
Vous annoncez qu’un «nouvel humain» est né. Qui est-il ?
Je le baptise Petite Poucette,
pour sa capacité à envoyer des SMS avec son pouce. C’est l’écolier, l’étudiante
d’aujourd’hui, qui vivent un tsunami tant le monde change autour d’eux. Nous
connaissons actuellement une période d’immense basculement, comparable à la fin
de l’Empire romain ou de la Renaissance.
Nos sociétés occidentales ont
déjà vécu deux grandes révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de
l’écrit à l’imprimé. La troisième est le passage de l’imprimé aux nouvelles
technologies, tout aussi majeure. Chacune de ces révolutions s’est accompagnée
de mutations politiques et sociales : lors du passage de l’oral à l’écrit s’est
inventée la pédagogie, par exemple. Ce sont des périodes de crise aussi, comme
celle que nous vivons aujourd’hui. La finance, la politique, l’école, l’Eglise…
Citez-moi un domaine qui ne soit pas en crise ! Il n’y en a pas. Et tout repose
sur la tête de Petite Poucette, car les institutions, complètement dépassées,
ne suivent plus. Elle doit s’adapter à toute allure, beaucoup plus vite que ses
parents et ses grands-parents. C’est une métamorphose !
Cette mutation, quand a-t-elle commencé ?
Pour moi, le grand tournant se
situe dans les années 1965-1975, avec la coupure paysanne, quand la nature, notre
mère, est devenue notre fille. En 1900, 70% de la population française
travaillait la terre, ils ne sont plus que 1% aujourd’hui. L’espace vital a
changé, et avec lui «l’être au monde», que les philosophes allemands comme
Heidegger pensaient immuable. La campagne, lieu de dur travail, est devenue un
lieu de vacances.
Petite Poucette ne connaît que la
nature arcadienne, c’est pour elle un terrain de loisirs et de tourisme dont
elle doit se préoccuper. L’avenir de la planète, de l’environnement, du
réchauffement climatique… tout est bousculé, menacé.
Prenons l’exemple du langage,
toujours révélateur de la culture : il n’y a pas si longtemps, un candidat au concours
de l’Ecole normale était interrogé sur un texte du XIXe siècle qui parlait de
moissons et de labourage.
Le malheureux ignorait tout le
vocabulaire ! Nous ne pouvions pas le sanctionner, c’était un Petit Poucet qui
ne connaissait que la ville. Mais ce n’est pas pour ça qu’il était moins bon
que ceux des générations précédentes.
Nous avons dû nous questionner
sur ce qu’étaient le savoir et la transmission.
C’est la grande question, pour les parents et les enseignants : que
transmettre entre générations ?
Déjà, Petit Poucet et Petite
Poucette ne parlent plus ma langue. La leur est plus riche, je le constate à l’Académie
française où, depuis Richelieu, on publie à peu près tous les quarante ans le
dictionnaire de la langue française. Au siècle précédent, la différence entre
deux éditions s’établissait à 4 000 ou 5 000 mots. Entre la plus récente et la prochaine,
elle sera d’environ 30 000 mots. A ce rythme, nos successeurs seront très vite aussi
loin de nous que nous le sommes du vieux français !
Cela vaut pour tous les domaines.
A la génération précédente, un professeur de sciences à la Sorbonne transmettait
presque 70% de ce qu’il avait appris sur les mêmes bancs vingt ou trente ans
plus tôt. Elèves et enseignants vivaient dans le même monde. Aujourd’hui, 80%
de ce qu’a appris ce professeur est obsolète. Et même pour les 20% qui restent,
le professeur n’est plus indispensable, car on peut tout savoir sans sortir de chez
soi ! Pour ma part, je trouve cela miraculeux. Quand j’ai un vers latin dans la
tête, je tape quelques mots et tout arrive : le poème, l’Enéide, le livre IV…
Imaginez le temps qu’il faudrait pour retrouver tout cela dans les livres ! Je
ne mets plus les pieds en bibliothèque. L’université vit une crise terrible,
car le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le même statut. Et
donc les relations entre élèves et enseignants ont changé. Mais
personnellement, cela ne m’inquiète pas. Car j’ai compris avec le temps, en
quarante ans d’enseignement, qu’on ne transmet pas quelque chose, mais soi.
C’est le seul conseil que je suis en mesure de donner à mes successeurs et même
aux parents : soyez vous-mêmes ! Mais ce n’est pas facile d’être soi-même.
Vous dites que les institutions sont désuètes ?
Souvenez-vous de Domenech qui a
échoué lamentablement à entraîner l’équipe de France pour le Mondial de foot.
Il ne faut pas lui en vouloir. Il n’y a plus un prof, plus un chef de parti,
plus un pape qui sache faire une équipe ! Domenech est en avance sur son temps
! Il faudrait de profondes réformes dans toutes les institutions, mais le
problème, c’est que ceux qui les diligentent traînent encore dans la
transition, formés par des modèles depuis longtemps évanouis.
Un exemple : on a construit la
Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet ! Ces grandes tours sur
la Seine me font penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les
maharajahs à côté de Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque,
mettait au point la lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes
dans l’observatoire indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la
Grande Bibliothèque. Quant à la politique, c’est un grand chantier : il n’y a
plus de partis, sinon des machines à faire élire des présidents, et même plus
d’idéaux. Au XIXe siècle, on a inventé 1 000 systèmes politiques, des marxistes
aux utopistes. Et puis plus rien, c’est bizarre non ? Il est vrai que ces
systèmes ont engendré 150 millions de morts, entre le communisme, la Shoah et
la bombe atomique, chose que Petite Poucette ne connaîtra pas, et tant mieux
pour
elle. Je pense profondément que
le monde d’aujourd’hui, pour nous, Occidentaux, est meilleur. Mais la
politique, on le voit, n’offre plus aucune réponse, elle est fermée pour cause
d’inventaire. Ceci dit, moi non plus, je n’ai pas de réponses. Si je les avais,
je serais un grand philosophe.
La seule façon d’aborder les
conséquences de tous ces changements, c’est de suspendre son jugement. Les idéalistes
voient un progrès, les grognons, une catastrophe. Pour moi, ce n’est ni bien ni
mal, ni un progrès ni une catastrophe, c’est la réalité et il faut faire avec.
Mais nous, adultes, sommes responsables de l’être nouveau dont je parle, et si
je devais le faire, le portrait que je tracerais des adultes ne serait pas
flatteur. Petite
Poucette, il faut lui accorder
beaucoup de bienveillance, car elle entre dans l’ère de l’individu, seul au
monde. Pour moi, la solitude est la
photographie du monde moderne, pourtant surpeuplé.
Les appartenances culturelles n’ont-elles pas pris de l’importance ?
Pendant des siècles, nous avons
vécu d’appartenances, et c’est ce qui a provoqué bien des catastrophes. Nous étions
gascons ou picards, catholiques ou juifs, riches ou pauvres, hommes ou femmes.
Nous appartenions à une paroisse, une patrie, un sexe… En France, tous ces
collectifs ont explosé, même si on voit apparaître des appartenances de
quartier, des communautés autour du sport. Mais cela ne constitue pas les gens.
Je suis fan de rugby et j’adore mon club d’Agen, mais cela reste du folklore,
l’occasion de boire de bons coups avec de vrais amis… Quant aux intégrismes,
religieux ou nationalistes, je les apparente aux dinosaures. Ma Petite Poucette
a des amis musulmans, sud-américains, chinois, elle les fréquente en classe et
sur Facebook, chez elle, partout dans le vaste monde. Pendant combien de temps
lui fera-t-on encore chanter «qu’un sang impur abreuve nos sillons» ?
Que répondez-vous à ceux qui s’inquiètent de voir évoluer les jeunes
dans l’univers virtuel des nouvelles technologies ?
Sur ce plan, Petite Poucette n’a
rien à inventer, le virtuel est vieux comme le monde ! Ulysse et Don Quichotte étaient
virtuels. Madame Bovary faisait l’amour virtuellement, et beaucoup mieux
peut-être que la majorité de ses contemporains. Les nouvelles technologies ont
accéléré le virtuel mais ne l’ont en aucun cas créé. La vraie nouveauté, c’est
l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et Google
Earth, aux savoirs avec Wikipédia. Rendez-vous compte que la planète, l’humanité,
la culture sont à la portée de chacun, quel progrès immense ! Nous habitons un
nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore
tout ébloui !
Ce que l’on sait avec certitude,
c’est que les nouvelles technologies n’activent pas les mêmes régions du cerveau
que les livres. Il évolue, de la même façon qu’il avait révélé des capacités
nouvelles lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Que foutaient nos neurones
avant l’invention de l’écriture ? Les facultés cognitives et imaginatives ne
sont pas stables chez l’homme, et c’est très intéressant. C’est en tout cas ma
réponse aux vieux grognons qui accusent Petite Poucette de ne plus avoir de
mémoire, ni d’esprit de synthèse. Ils jugent avec les facultés cognitives qui
sont les leurs, sans admettre que le cerveau évolue physiquement.
L’espace, le travail, le savoir, la culture ont changé. Et le corps ?
Petite Poucette n’aura pas faim,
pas soif, pas froid, sans doute jamais mal, ni même peur de la guerre sous nos latitudes.
Et elle vivra cent ans. Comment peut-elle ressembler à ses ancêtres ? Ma
génération a été formée pour la souffrance. La morale judéo-chrétienne, qu’on
qualifie à tort de doloriste, nous préparait tout simplement à supporter la
douleur, qui était inévitable et quotidienne. C’était ainsi depuis Epicure et
les Stoïciens.
Savez-vous que Louis XIV, un
homme pas ordinaire, a hurlé de douleur tous les jours de sa vie ? Il souffrait
d’une fistule anale, qui n’a été opérée qu’au bout de trente ans. Son
chirurgien s’est entraîné sur plus de 100 paysans avant… Aujourd’hui, c’est un
coup de bistouri et huit jours d’antibiotiques. Je suis le dernier client de
mon dentiste qui refuse les anesthésies, il n’en revient pas ! Ne plus
souffrir, c’est un changement extraordinaire. Et puis, on est beaucoup plus
beau aujourd’hui. Quand j’étais petit, les paysans étaient tous édentés à 50
ans ! Et pourquoi croyez-vous que nos aïeux faisaient l’amour habillés, dans le
noir ? La morale, le puritanisme ? Rigolade ! Ils étaient horribles, tout
simplement. Les corps couverts de pustules, de cicatrices, de boutons, ça ne
pouvait pas faire envie. La fraise, cette collerette que portaient les nobles,
servait à cacher les glandes qui éclataient à cause de la petite vérole ! Petite
Poucette est jolie, elle peut se mettre toute nue, et son copain aussi. Quand
on la prend en photo, elle dit «cheese», alors que ses arrière-grands-mères
murmuraient «petite pomme d’api» pour cacher leurs dents gâtées.
Ce sont des anecdotes
révélatrices. Car c’était au nom de la pudeur, et donc de la religion et de la
morale, qu’on se cachait. Tout cela n’a plus cours. Je crois aussi que le fait
d’être «choisi» lorsqu’on naît, à cause de la contraception, de l’avortement,
est capital dans ce nouvel état du corps. Nous naissions à l’aveuglette et dans
la douleur, eux sont attendus et entourés de mille soins. Cela ne produit pas
les mêmes adultes.
L’individu nouveau a une très longue vie devant lui, cela change aussi
la façon d’appréhender l’existence…
Une longue vie devant et aussi
derrière lui. L’homme le plus cultivé du monde des générations précédentes, l’uomo
di cultura, avait 10 000 ans de culture, plus un peu de préhistoire. Petite
Poucette a derrière elle 15 milliards d’années, du big bang à l’homo sapiens,
le Grand Récit n’est plus le même ! Et on est entrés dans l’ère de
l’anthropocène et de l’hominescence, l’homme étant devenu l’acteur majeur du
climat, des grands cycles de la nature. Savez-vous que la communauté humaine,
aujourd’hui, produit autant de déchets que la Terre émet de sédiments par
érosion naturelle. C’est vertigineux, non ? Je suis étonné que les philosophes d’aujourd’hui,
surtout préoccupés par l’actualité et la politique, ne s’intéressent pas à ce
bilan global. C’est pourtant le grand défi de l’Occident, s’adapter au monde qu’il
a créé. Un beau sujet philosophique.
Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit universelle,
RépondreSupprimerje dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité.
Ainsi s’exprime un glissement : le centre de gravité réside non dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle.
(Jurgen Habermas, un des penseurs actuels de l’éthique de la discussion)
Ne doit-on pas être obligé de constater ce que H. Arendt a appelé une rupture du fil
de la tradition? Le regretter ou non? autre débat.
Acte de décès -considéré comme acté - de la société hiérarchique.
Problème affronté par la pensée politique: affranchir la politique du religieux. L’individualisme est un effet du lent processus de désacralisation que nous appelons
« Modernité ».(J.-P Dupuy)
Caractéristique d’une (des) société(s) religieuse(s) d’un point de vue politique : se représenter une(s) par la médiation d’une entité sacrée posée à l’extérieur d’elle(s)-même(s) ;
existence d’un point fixe exogène.
Caractéristique d’une (des) société(s) moderne(s) : l’opérateur d’intégration, d’unification, est réclamé comme devant être situé au sein même de la communauté ;
on l’appellera « point fixe exogène». On parlera également de règles du jeu.
Bien.
Toutefois, un point fixe, sera-t-il endogène, construit à l’intérieur de la communauté,
une fois qu’il fait norme, ne peut que se retrouver, ressenti, …comme frappé d’extériorité.
Tant qu’une norme n’est pas assimilée, métabolisée avec sa spécificité de construction émanant des individus eux-mêmes, elle peut faire, elle fera difficulté.
Il suffit qu’un membre de la communauté n’ait pas produit la norme pour qu’elle lui
soit extérieure ; et que, s’il doit y consentir, il se retrouve dans la position où il se trouvait par rapport à une norme exogène, transcendante, dans une situation que veut, ardemment, dépasser tout l’effort dit démocratique. Et la contestera de même ; et trouvera un parti qui le représentera. Le règles pourront changer au cours du jeu.
Distance considérable entre les deux points, entre l’exogène et l’endogène ; et cependant proximité forte, ainsi qu’on vient de le voir. Entre le point fixe, exogène, transmis par la tradition et le point fixe souhaité, se re-modélise la société .
Tout est remis en cause ; perte des repères .
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Ici, j’ai imaginé qu’un lacanien de la stricte observance, voire un freudien déchaussé lira
« re-pères » ; donc déclaré doublement dangereux pour la consommation ; à jeter dans les poubelles de l’Histoire. La notion même de repère [d’étalon ? j’imagine encore…;pardon!quelque féministe]est remise en cause.