vendredi 4 mai 2012

L'éducation passe par la connaissance de soi


Entretien avec Louis Nduwumwami, propos recueillis par Fabrice Hervieu


Toute la réflexion du philosophe Krishnamurti sur l’éducation vise à donner aux enfants une chance de grandir sans préjugés emprisonnant leur mental, leur créativité et leur humanité. Pour une vision globale de la vie.

Jiddu Krishnamurti, décédé à Ojai aux Etats-Unis en 1986 est né en 1895 dans le sud de l’Inde à Madanapalle, Le sage va faire de l’éducation un de ses principaux thèmes de réflexion. Pendant près de soixante ans, il voyage dans le monde entier, donnant surtout des conférences publiques, s’adressant souvent aux jeunes et aux étudiants. Il a marqué plusieurs générations de penseurs de renommée internationale en psychologie, en philosophie et en sciences de la matière. Krishnamurti a publié plus d’une trentaine d’ouvrages, et il existe aujourd’hui sept écoles se réclamant de son enseignement dans le monde. L’homme ne se réfère à aucune religion, à aucune secte, à aucune philosophie, ni à aucune nationalité, car son enseignement vise non pas à convaincre de sa propre vision, ni à faire adhérer à ce qu’il énonce, mais à déclencher chez les individus un processus de découverte et d’auto-observation. Tout son enseignement consiste en une description de ce que nous sommes en tant qu’être humain. Son objectif est donc de libérer psychologiquement les individus. Louis Nduwumwami, professeur de philosophie de l’éducation et d’an- thropologie culturelle à l’université du Burundi, a publié une thèse de doctorat d’État sur la conception de l’éducation selon Krishnamurti.

Nouvelles Clés : Krishnamurti souhaitait-illa suppression du système éducatif tel que nous le connaissons en Occident ?
Louis Nduwumwami : Krishnamurti ne va pas jusqu’à exiger la suppression de récole en tant que telle, mais il souhaite, à plus ou moins long terme, la disparition du système éducatif actuel qui fabrique selon lui des jeunes névrosés et immatures. Notamment en leur inoculant les germes corrupteurs de la violence, des divisions nationales et religieuses. Ce système, que l’on ne retrouve pas seulement en Occident mais un peu partout dans le monde, se contente de transmettre un héritage culturel ou scientifique dans une ambiance souvent contraignante et autoritaire. Il attend de ses élèves qu’ils ne soient que de bons enregistreurs de connaissances avec, pour tous, le même but à atteindre. Une uniformité jugée en plus inadaptée parce que trop élevée pour certains et pas assez pour d’autres. L’école traditionnelle apparaît donc comme une puissante machine à conditionner les comportements, réduisant l’originalité, la spontanéité et la liberté par un entraînement intensif au conformisme et à l’obéissance servile. Or, selon Krishnamurti, la toute première des tâches, pour le maître comme pour l’élève, est de refuser les conditionnements qui transforment l’homme en automate et emprisonnent son cerveau.

N.C. : Mais que manque-t-il profondément à cette école traditionnelle, selon Krishnamurti ?
L.N. : Surtout une vision globale de la vie. Il veut créer une école qui envisage la vie dans sa totalité. Pas une école qui forme seulement l’ingénieur, le chimiste, l’architecte, le boulanger, mais une école qui forme tout l’homme. Il donne une place exceptionnelle à ce qu’il appelle la connaissance de soi. Krishnamurti ne demande pas de se couper de ses racines, mais d’abord d’en prendre conscience. Il y a par exemple des religions fondées principalement sur la peur qui peuvent représenter un lourd handicap dans la vie de certaines personnes. Dans ce cas, il s’agit de prendre conscience de cet héritage, et de tenter de s’en libérer.
Dans toute éducation, il y a toujours des conditionnements à dépasser.

N.C. : Peut-on dire que Krishnamurti reproche aux écoles traditionnelles d’accorder trop de place à l’intellect ?
L.N. : Bien sûr. Il ne faut pas, selon lui, seulement cultiver le cerveau et s’intéresser au savoir. Krishnamurti ne méprise pas le savoir, il s’est intéressé de près aux découvertes scientifiques, aux ordinateurs, il a même toute sa vie discuté avec les plus grands savants. Il cherche à épanouir tout l’homme : le coeur, le corps, la pensée, la sexualité, le sens du sacré.

N.C. : Pourquoi Krishnamurti récuse-t-il l’esprit de comparaison en éducation ?
L.N. : La comparaison entre deux enfants n’épanouit ni l’un ni l’autre. Or, les systèmes éducatifs d’aujourd’hui restent largement fondés sur cette notion de compétition entre les jeunes. Ils entraînent un climat de peurs, de tensions, de rivalités au sein de l’école. Pour Krishnamurti « la pleine capacité du jardinier est la même que la pleine capacité du savant ». Parce que, précisément, il ny pas de comparaison : quel que soit l’enfant, il vaut n’importe qui. Et l’on ne peut épanouir ce que l’on est profondément si l’on perd du temps à se mesurer aux autres. Il disait : « Tant que nous prendrons le succès pour but, nous ne serons pas affranchis de la peur, car le désir de réussir engendre inévitablement la crainte d’échouer. » Cette course contribue même dans certains cas à la perte pure et simple de la vie : je pense par exemple aux cas de suicides de jeunes enfants au Japon.

N.C. : Comment, dans ce contexte, faire prendre conscience aux enfants de leurs conditionnements ?
L.N. : Tous les instants de la vie quotidienne sont une occasion de se connaître en pleine lucidité : s’observer soi-même, dans ses attitudes, dans ses relations avec les autres, dans les images que nous donnons aux autres... Voilà le début d’une véritable éducation pour Krishnamurti. C’est pourquoi son enseignement est avant tout celui d’un certain art de vivre accordant une place primordiale à la notion de relation : avec les autres, avec son environnement, avec la nature. Rééduquer les éducateurs est la priorité absolue pour Krishnamurti. Pour lui, le problème numéro un n’est pas l’enfant, mais bien les parents et les enseignants. On passe des années à apprendre à devenir médecin, mais n’importe qui se croit autorisé à s’improviser parent sans avoir été préparé à cette responsabilité sacrée.
Et finalement il n’est pas étonnant qu’il y ait tellement de dégâts.

N.C. : Mais comment demander aux adultes de lutter contre leur propre conditionnement, alors qu’ils sont déjà formés, alors que « le mal est fait » si l’on peut dire ?
L.N. : Krishnamurti dit qu’il faut oser poser des questions impossibles comme celle-là. Prendre conscience d’un conditionnement, d’une peur, d’une souffrance, c’est aussi les dépasser, les dissoudre. Est-il possible de se libérer du passé ? Un telle question, par son immensité et sa radicalité, peut nous réveiller, nous sortir de la médiocrité. Toute sa vie durant, jusqu’à son lit de mort, Krishnamurti a toujours répété qu’il n’appartenait à aucun pays, qu’il n’avait pas de nationalité. Il a refusé d’être un Indien, il a refusé d’être affilié à une tradition bouddhiste ou hindouiste, il a toujours refusé son rattachement à un mouvement... Et comme pour mettre en oeuvre ce détachement, pendant plus de soixante ans il a voyagé de manière pratiquement ininterrompue en ne séjournant que rarement plus de trois mois dans chaque pays. Et si on se penche vraiment sur sa pensée, on découvre que c’était peut-être un exemple vivant de « citoyen du monde ».

Un centre de recherche à l’université, le Groupe de recherche sur l’enseignement de Krishnamurti (GREK), est né à la rentrée universitaire 1995 en france. Il dépend du département des Sciences de l’éducation de l’université Paris VIII et a pour objectif de promouvoir la connaissance de l’approche éducative du philosophe d’origine indienne. Voici quelques thèmes de recherche proposés à titre indicatif : « Krishnamurti et le silence en éducation » ; « Le sage et les sociologues : Krishnamurti, Pierre Bourdieu et le rapport aux conditionnements » ; « Krishnamurti, Gaston Bachelard, un rationalisme appliqué ? »

2 commentaires:

  1. A mon point de vue cet homme est un incontournable dans le monde. Dommage que nous ne soyions pas tous et toutes à suivre ses traces.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je le pense aussi, cher anonyme.
      A nous de le faire connaître, et surtout de travailler sur nous.

      Supprimer