Entretien avec Louis Nduwumwami,
propos recueillis par Fabrice Hervieu
Toute la réflexion du philosophe Krishnamurti sur l’éducation vise à
donner aux enfants une chance de grandir sans préjugés emprisonnant leur
mental, leur créativité et leur humanité. Pour une vision globale de la vie.
Jiddu Krishnamurti, décédé à Ojai
aux Etats-Unis en 1986 est né en 1895 dans le sud de l’Inde à Madanapalle, Le
sage va faire de l’éducation un de ses principaux thèmes de réflexion. Pendant
près de soixante ans, il voyage dans le monde entier, donnant surtout des
conférences publiques, s’adressant souvent aux jeunes et aux étudiants. Il a
marqué plusieurs générations de penseurs de renommée internationale en
psychologie, en philosophie et en sciences de la matière. Krishnamurti a publié
plus d’une trentaine d’ouvrages, et il existe aujourd’hui sept écoles se
réclamant de son enseignement dans le monde. L’homme ne se réfère à aucune
religion, à aucune secte, à aucune philosophie, ni à aucune nationalité, car
son enseignement vise non pas à convaincre de sa propre vision, ni à faire
adhérer à ce qu’il énonce, mais à déclencher chez les individus un processus de
découverte et d’auto-observation. Tout son enseignement consiste en une
description de ce que nous sommes en tant qu’être humain. Son objectif est donc
de libérer psychologiquement les individus. Louis Nduwumwami, professeur de
philosophie de l’éducation et d’an- thropologie culturelle à l’université du
Burundi, a publié une thèse de doctorat d’État sur la conception de l’éducation
selon Krishnamurti.
Nouvelles Clés : Krishnamurti souhaitait-illa suppression du
système éducatif tel que nous le connaissons en Occident ?
Louis Nduwumwami :
Krishnamurti ne va pas jusqu’à exiger la suppression de récole en tant que
telle, mais il souhaite, à plus ou moins long terme, la disparition du système
éducatif actuel qui fabrique selon lui des jeunes névrosés et immatures.
Notamment en leur inoculant les germes corrupteurs de la violence, des
divisions nationales et religieuses. Ce système, que l’on ne retrouve pas
seulement en Occident mais un peu partout dans le monde, se contente de
transmettre un héritage culturel ou scientifique dans une ambiance souvent
contraignante et autoritaire. Il attend de ses élèves qu’ils ne soient que de
bons enregistreurs de connaissances avec, pour tous, le même but à atteindre.
Une uniformité jugée en plus inadaptée parce que trop élevée pour certains et
pas assez pour d’autres. L’école traditionnelle apparaît donc comme une
puissante machine à conditionner les comportements, réduisant l’originalité, la
spontanéité et la liberté par un entraînement intensif au conformisme et à
l’obéissance servile. Or, selon Krishnamurti, la toute première des tâches,
pour le maître comme pour l’élève, est de refuser les conditionnements qui
transforment l’homme en automate et emprisonnent son cerveau.
N.C. : Mais que manque-t-il profondément à cette école
traditionnelle, selon Krishnamurti ?
L.N. : Surtout une vision
globale de la vie. Il veut créer une école qui envisage la vie dans sa
totalité. Pas une école qui forme seulement l’ingénieur, le chimiste,
l’architecte, le boulanger, mais une école qui forme tout l’homme. Il donne une
place exceptionnelle à ce qu’il appelle la connaissance de soi. Krishnamurti ne
demande pas de se couper de ses racines, mais d’abord d’en prendre conscience.
Il y a par exemple des religions fondées principalement sur la peur qui peuvent
représenter un lourd handicap dans la vie de certaines personnes. Dans ce cas,
il s’agit de prendre conscience de cet héritage, et de tenter de s’en libérer.
Dans toute éducation, il y a
toujours des conditionnements à dépasser.
N.C. : Peut-on dire que Krishnamurti reproche aux écoles
traditionnelles d’accorder trop de place à l’intellect ?
L.N. : Bien sûr. Il ne faut
pas, selon lui, seulement cultiver le cerveau et s’intéresser au savoir.
Krishnamurti ne méprise pas le savoir, il s’est intéressé de près aux
découvertes scientifiques, aux ordinateurs, il a même toute sa vie discuté avec
les plus grands savants. Il cherche à épanouir tout l’homme : le coeur, le
corps, la pensée, la sexualité, le sens du sacré.
N.C. : Pourquoi Krishnamurti récuse-t-il l’esprit de comparaison
en éducation ?
L.N. : La comparaison entre
deux enfants n’épanouit ni l’un ni l’autre. Or, les systèmes éducatifs
d’aujourd’hui restent largement fondés sur cette notion de compétition entre
les jeunes. Ils entraînent un climat de peurs, de tensions, de rivalités au
sein de l’école. Pour Krishnamurti « la pleine capacité du jardinier est
la même que la pleine capacité du savant ». Parce que, précisément, il ny
pas de comparaison : quel que soit l’enfant, il vaut n’importe qui. Et
l’on ne peut épanouir ce que l’on est profondément si l’on perd du temps à se
mesurer aux autres. Il disait : « Tant que nous prendrons le succès
pour but, nous ne serons pas affranchis de la peur, car le désir de réussir
engendre inévitablement la crainte d’échouer. » Cette course contribue
même dans certains cas à la perte pure et simple de la vie : je pense par
exemple aux cas de suicides de jeunes enfants au Japon.
N.C. : Comment, dans ce contexte, faire prendre conscience aux
enfants de leurs conditionnements ?
L.N. : Tous les instants de
la vie quotidienne sont une occasion de se connaître en pleine lucidité :
s’observer soi-même, dans ses attitudes, dans ses relations avec les autres,
dans les images que nous donnons aux autres... Voilà le début d’une véritable
éducation pour Krishnamurti. C’est pourquoi son enseignement est avant tout
celui d’un certain art de vivre accordant une place primordiale à la notion de
relation : avec les autres, avec son environnement, avec la nature.
Rééduquer les éducateurs est la priorité absolue pour Krishnamurti. Pour lui,
le problème numéro un n’est pas l’enfant, mais bien les parents et les
enseignants. On passe des années à apprendre à devenir médecin, mais n’importe
qui se croit autorisé à s’improviser parent sans avoir été préparé à cette
responsabilité sacrée.
Et finalement il n’est pas étonnant
qu’il y ait tellement de dégâts.
N.C. : Mais comment demander aux adultes de lutter contre leur
propre conditionnement, alors qu’ils sont déjà formés, alors que « le mal
est fait » si l’on peut dire ?
L.N. : Krishnamurti dit
qu’il faut oser poser des questions impossibles comme celle-là. Prendre
conscience d’un conditionnement, d’une peur, d’une souffrance, c’est aussi les
dépasser, les dissoudre. Est-il possible de se libérer du passé ? Un telle
question, par son immensité et sa radicalité, peut nous réveiller, nous sortir
de la médiocrité. Toute sa vie durant, jusqu’à son lit de mort, Krishnamurti a
toujours répété qu’il n’appartenait à aucun pays, qu’il n’avait pas de
nationalité. Il a refusé d’être un Indien, il a refusé d’être affilié à une
tradition bouddhiste ou hindouiste, il a toujours refusé son rattachement à un
mouvement... Et comme pour mettre en oeuvre ce détachement, pendant plus de
soixante ans il a voyagé de manière pratiquement ininterrompue en ne séjournant
que rarement plus de trois mois dans chaque pays. Et si on se penche vraiment
sur sa pensée, on découvre que c’était peut-être un exemple vivant de
« citoyen du monde ».
Un centre de recherche à
l’université, le Groupe de recherche sur l’enseignement de Krishnamurti (GREK),
est né à la rentrée universitaire 1995 en france. Il dépend du département des
Sciences de l’éducation de l’université Paris VIII et a pour objectif de
promouvoir la connaissance de l’approche éducative du philosophe d’origine
indienne. Voici quelques thèmes de recherche proposés à titre indicatif :
« Krishnamurti et le silence en éducation » ; « Le sage et
les sociologues : Krishnamurti, Pierre Bourdieu et le rapport aux
conditionnements » ; « Krishnamurti, Gaston Bachelard, un
rationalisme appliqué ? »
A mon point de vue cet homme est un incontournable dans le monde. Dommage que nous ne soyions pas tous et toutes à suivre ses traces.
RépondreSupprimerJe le pense aussi, cher anonyme.
SupprimerA nous de le faire connaître, et surtout de travailler sur nous.