samedi 23 juillet 2005, par René BARBIER
- Le Journal des Chercheurs
La question qu'il nous faut poser
aujourd'hui est la liaison cohérente entre éducation, sagesse, transmission,
spiritualité, changement.
L'éducation, habituellement, est
conçue comme la transmission de savoirs considérés comme légitimes dans une
société donnée, d'une génération à une autre. Dans les pays développés, elle se
concrétise généralement par une éducation "nationale", publique,
obligatoire et laïque.
Cette vue n'est que la portion
congrue de la nature de l'éducation, son avatar sociologique.
L'éducation au sens étymologique
propose deux acceptions complémentaires.
Éduquer veut dire d'abord
"nourrir, prendre soin de". Il est évident que le petit enfant, au
départ, doit être nourri physiquement et intellectuellement. Plus largement on
doit pouvoir lui permettre d'entrer dans toute la complexité de sa culture et
des cultures du monde. Mais cette acception va plus loin encore. "Prendre
soin de l'être" disait Philon d'Alexandrie. "Nourrir la vie" (le
Qi, l'énergie) soulignaient les Anciens Chinois. Éduquer, sous cet angle,
consiste à accompagner le sujet vers une autonomie d'existence où il trouvera
les moyens d'accomplir cette prise en compte de son élan vital.
Éduquer, c'est également
"conduire hors de". L'éducateur suggère, sans imposer, au sujet
d'autres voies que les sentiers battus de tous temps. Il lui fait entrevoir
d'autres possibilités de vie que ceux dont il est l'objet et non le sujet
autonome. C'est l'ouverture sur l'esprit critique. La pensée occidentale, de ce
point de vue, à joué un rôle essentiel. En Orient, la tendance est de
s'inscrire dans un ordre social censé refléter l'ordre cosmique. L'harmonie
universelle préétablie et humanisée réduit considérablement les possibilités de
critique. L'"art du détour" permet de nuancer la fonction
conflictuelle de toute vie sociale.
L'éducation est avant tout une
transformation du regard que l'on porte sur soi-même, les autres et le monde.
Un nouveau regard qui change tout en nous permettant d'accéder à un niveau
différent de réalité. Elle suppose une lente maturation, un processus de
travail sur soi-même qui inclut un effort persévérant. Elle ne va pas sans
l'accompagnement d'autrui. L'autre dans l'éducation dépasse largement la
catégorie des enseignants et englobe tous les éducateurs du banal et du
quotidien, de la famille aux amis et aux relations.
Un objet, matériel ou symbolique,
un élément naturel, un animal, une fleur, un paysage peuvent même être
éducatifs, pour celui qui sait "apprendre". Un sourire, une grimace,
un regard différent, un cri suscitent une réflexion éducative.
"L'éducation tout le long de la vie" est constituée d'une kyrielle
ininterrompue de faits, d'événements, de rencontres qui entrent dans le processus
"apprendre". Les ruptures de vie, en particulier, sont
particulièrement éclairants en éducation. Comme l'idéogramme chinois le
propose, la "crise" s'ouvre sur, à la fois, un danger et une
opportunité, dans le cours du changement dans le "procès" du monde.
L'éducation réussie permet au sujet de rester fluide face à toute crise.
La sagesse, toujours inachevée,
est le résultat de l'éducation. On peut la définir comme une véritable
spiritualité laïque. Il s'agit bien d'une spiritualité, c'est à dire un dépassement
de la dimension individuelle et collective de toute existence humaine, sans
pour autant, poser l'existence nécessaire d'un Dieu transcendant.
Le bouddhisme philosophique est
une expression de cette sagesse. Mais il requiert encore une organisation
religieuse (temples, moines, rituels etc). La philosophie de Krishnamurti, sans
dieu explicite, sans rituels, sans maître spirituel, paraît être mieux
appropriée à ce que j'entends par sagesse.
La transmission de savoirs est
nécessaire mais insuffisante. Elle permet de socialiser le sujet dans sa
culture, mais, en même temps, elle le conditionne d'une façon inconsciente.
L'éducation consistera, paradoxalement, à transmettre des savoirs et à remettre
en question tout savoir dans son impérialisme à vouloir tout expliquer.
L'éducation s'ouvre sur une relation d'inconnu, alors que le savoir enferme
dans une certitude rassurante. "Apprendre" est la clé qui ouvre le
savoir pluriel sur l'incertitude de ses fondements, sans jeter le bébé avec
l'eau du bain.
Le changement permanent de tout
ce qui paraît stable et immuable constitue le fondement de toute sagesse.
L'éducation commence vraiment
lorsque le sujet a pris conscience qu'il est mouvement, changement.
Il est changement parce qu'il a
constaté, enfin, un jour, que rien ne résiste au temps, que tout se transforme.
Lui-même ne fait pas exception. Il vieillit, il tombe malade, il meurt.
Le jeune prince Gautama Sakyamuni
en a éprouvé les affres lors de la sortie de son palais royal en rencontrant
une vieillard, un malade, un mort et, plus tard, un ascète. Tout être humain
fait, tôt ou tard, cette expérience. Beaucoup la recouvrent par des amusements
mondains et tentent de l'oublier au profit d'une idéologie de la jouissance qui
dissimule mal la fin du désir. Quelques uns la prennent à la lettre et
débouchent sur un chemin de l'intérieur qui à la fois les approfondit et les
gravifie.
Ce sont de ces derniers dont je
veux parler.
L'éducation, pour ce type de
sujets, devient une pièce maîtresse de leur existence. Elle dure "tout au
long de la vie" comme on dit aujourd'hui. Le sujet prend conscience de ce
que veut dire "apprendre". Il ne s'agit pas simplement d'acquérir des
savoirs, des savoirs faire, des savoirs exister, pour entrer dans la communauté
humaine et sociale.
Apprendre implique bien plus que
cela. Une aptitude à saisir, dans chaque circonstance de la vie, à chaque
instant, le jeu de la naissance et de la mort de toute chose, de tout
événement, en soi comme dans son environnement. Apprendre ouvre l'esprit sur le
devenir permanent du monde et, du même coup, sur l'impermanence de ce qui
semble le plus stable, le plus sûr. Ce "saisissement" et ce
"discernement" du surgissement et de l'évanouissement de ce qui
"advient" est la propre même du processus "apprendre". Il met
en œuvre chez le sujet, un sens intuitif, une imagination active, une faculté
raisonnante, une affectivité impliquée, une ouverture à l'imprévu. Le corps est
concerné au même titre que l'intellect.
Apprendre, c'est saisir et
discerner le bouillonnement des choses du monde à l'intérieur de soi.
L'éducation peut être considérée
comme le dispositif le plus pertinent, à un moment donné et dans un contexte
spécifique, pour que le sujet puisse "apprendre" par lui-même. On
voit qu'il ne s'agit pas de "transmettre" je ne sais quel objet de
connaissance, mais de permettre à l'élève d'entrer dans l'apprendre en
découvrant et en inventant ce que le monde lui impose dans sa confrontation
immédiate. L'éducation est ce qui fait dialoguer le sujet et le réel.
Sous cet angle, l'éducateur est
un artisan de la relation. Il sait écouter le mouvement de l'apprendre chez son
élève de telle sorte qu'il lui offre, sans cesse, des possibilités d'aller plus
loin pour comprendre. L'éducateur n'est pas un capitaliste du savoir mais un
improvisateur de dispositifs pédagogiques. Il sait tenir compte du contexte et
des innombrables interactions qui influencent la réussite ou l'échec de toute
pédagogie. On peut dire qu'il utilise des "moyens habiles", comme
disent les bouddhistes, pour que son élève avance à l'intérieur de lui-même,
vers cette métamorphose où il rencontrera le fond sans fond de toute chose.
Car l'éducation, par l'apprendre,
vise la déconstruction de l'établi, de l'affirmé, du stable, du durable, c'est
à dire sur le plan psychosociologique, de l'identité socialement instituée.
L'éducation est la décomposition des rôles et des statuts. Le raclage
systématique de notre imaginaire de maîtrise et de pouvoir. Ce processus
d'identification, on le sait, a commencé fort tôt : dès le stade du miroir
dont parle Jacques Lacan. Immédiatement, la réunification de l'être s'est
effectuée par le biais de l'aliénation à l'image de soi dans le regard de
l'autre.
Personne ne peut sortir de cette
impasse sans une "révolution du silence" (Krishnamurti) qui change
les données du problème. Elle nous fait toucher du doigt le moment même où
notre identité s'est constituée, pour la première fois, dans l'imaginaire. Elle
nous ramène là où rien n'était : de l'autre côté du miroir où la mort est débout
à cheval sur le vide.
A ce stade l'apprendre devient
incandescent. Le sujet n'accepte aucune réassurance illusoire. Il se laisse
emporter par le "voir". Son savoir acquis éclate comme des bulles de
savon dans le soleil. Rien ne résiste à l'implosion. Aucune route n'est sûre.
L'incertitude règne en maître.
C'est le moment, dans
l'apprendre, de saisir le non-agir, le non-vouloir, la non-maîtrise, le
non-projet. C'est l'instant du deuil et du seuil. C'est l'ouverture sur le OUI,
l'acceptation radicale de ce qui est. Peut-être qu'un "je ne sais
quoi" et un "presque rien" deviendront lumière pour le
sujet ? Un papillon se pose sur une branche morte et tout est dit. Le
regard voit autrement le devenir du monde, d'une manière définitive.
On est souvent étonné du
changement d'attitude et de comportement des sujets qui vivent cet état. Ils
paraissent étranges et font un peu peur. Leurs proches ne les reconnaissent
pas. Ils font des choses bizarres ou imprévisibles. Ramana Marharshi
"vole" de l'argent à sa mère et part, à 16 ans, vers sa montagne
d'Arounachala. UG Krishnamurti (un homonyme de Jiddu Krishnamurti) sort comme
un fou dans les rues de la ville où il habite avec sa famille, sans se soucier
de ce qui lui arrive. Aurobindo quitte soudain l'activisme politique pour
commencer sa grande œuvre spirituelle dans une retraite quasi complète.
On pourrait citer ainsi des
centaines d'exemples. Ce qui apparaît en clair, c'est que le sujet a
"vu" autrement le réel. L'arbre qui était là avant, reste le même
arbre, mais le sujet le "voit" d'une autre façon. Pour le peintre
Mario Mercier, l'arbre du Bois de Vincennes devient Noïark, un
"arbre-maître". Les anciens Chinois allaient saluer les rochers aux
formes étranges en reconnaissant du même coup l'extraordinaire aventure de la
nature dans son mouvement permanent.
L'apprendre, ici, entrouvre le
réel pour le refermer sur une autre vision. Avant, c'était le règne de la
séparation, de l'objet séparé du sujet. Pendant, c'est l'instant d'une fusion
ou plutôt d'une participation illuminatrice. Après, c'est de nouveau la monde,
apparemment séparé, mais en fait réunifié, ne faisant qu'un avec l'observateur.
L'apprendre change de sens. Le
sujet, qui n'est plus un ego individué, apprend maintenant a jouer de sa
vision. Il voit double. A la fois le monde séparé et le monde unifié, ce qui le
dote d'un humour irrésistible et d'un entendement remarquable. Pour
Krishnamurti, en permanence dans la non-dualité, un simple déclic suffit pour
le faire "penser" fonctionnellement qu'il doit faire telle chose. La
chose faite, dans l'unité de l'action, il retrouve sa tranquillité intérieure.
L'apprendre devient désormais une immersion dans l'attention vigilante. Tous
les faits, les événements, les situations, les rencontres, sont insérés dans un
sens dynamique de la totalité du monde, mais sans projet, sans idée de but.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire