mardi 9 avril 2013

S’éduquer : un enjeu existentiel



René Barbier (université Paris 8, LAMCEEP) 
http://www.barbier-rd.nom.fr/
S’éduquer, c’est d’abord et principalement, revenir sur soi, sur le sens que l’on donne à sa vie reliée à celle des autres et du monde. S’éduquer développe un véritable « art d’apprendre » qui met, par le truchement du Monde, en dialogue le formé et l’éducateur. Ce dernier est toujours plus qu’un enseignant ou qu’un formateur. C’est un « accompagnateur ».

S’éduquer, dans une perspective d'écoute transversale, revient à s'interroger sur cinq dimensions du rapport aux savoirs et à la connaissance de soi, en ouvrant la réflexion sous l’angle du formé ­ le s’éduquant comme disent les Québécois ­ et sous l’angle de l’éducateur, dans une perspective de « nourrir sa vie » qui réexamine l’acception occidentale du « bonheur ».

1. Un art d’apprendre

La réflexion nous conduit à mettre l’accent sur l’élève, sur le formé, dans l’acte éducatif, dans un premier temps. Mais également sur l’éducateur, dans un second temps. 
Par ailleurs le sujet ainsi formulé nous oblige à réfléchir sur la notion d’art, à tenter d’en comprendre sa nature en relation avec l’éducation. Ce faisant la réflexion débouche sur notre propre rapport au monde et sur la nature même de l’éducation. 
Parler de l’ “art d’apprendre” nous invite, d’emblée, à concevoir l’art comme différent de la simple technique. Il ne s’agit pas, évidemment, des “techniques d’apprentissage” mais d’une problématique beaucoup plus vaste du point de vue de l’éducation. 
Distinguons donc technique et art.

1. De la technique

- Un rapport au savoir et au savoir-faire
La technique se réfère inéluctablement à un savoir ou à un savoir-faire déjà connus. Si nous pouvons réparer une lampe c’est parce que nous possédons quelques connaissances en électricité. Si nous savons changer un joint de culasse sur notre automobile défaillante c’est parce que nous avons appris des éléments de mécanique. Non seulement nous connaissons une technologie qui s’appuie sur des connaissances scientifiques, mais nous avons appris également les savoir-faire qui nous permettent la mise en pratique de cette technologie d’une manière efficace. Le “technicien” sait parfaitement ce qu’il doit faire devant le problème à résoudre. Le “bricoleur” manque de savoir élaboré. Il est entre l’ignorant et le technicien et s’appuie sur un savoir-faire très ouvert, une imagination active et un sens aigu de la curiosité. Nous demandons à une infirmière d’être une “technicienne” et non une “bricoleuse” en cas d’urgence. Nous ne lui demandons pas plus d’être une “artiste”. 
 

- Un rapport à la maîtrise
La technique renvoie à l’objet plus qu’à l’être humain. Si l’infirmière est “technicienne”, c’est parce qu’elle manipule des objets médicaux et qu’elle administre des médicaments. Toute sa formation est consacrée à la maîtrise de cette manipulation. On lui apprend le rapport au corps du malade en terme très précis. Elle sait ainsi comment retourner un malade, comment lui faire une prise de sang sans souffrance. Elle est reconnue par ses pairs et les médecins dans la mesure de sa compétence liée justement à cette maîtrise technique de l’objet conduisant à un maximum d’utilité fonctionnelle.

- Un rapport à l’utilité fonctionnelle
La technique vise à l’utilité fonctionnelle. Elle est là pour accomplir le désir de l’homme : maîtriser la nature, la détourner de son cours, empêcher ses répercussions néfastes sur l’être humain. La technique ne pose pas la question du “pourquoi” mais seulement du “comment”. Par définition, la technique est en-deçà de toute réflexion éthique et elle peut conduire à toutes les ignominies. La technique juridique et planificatrice conduit Eichmann à la réalisation quasiment parfaite des camps d’extermination nazis. La technique n’est pas de l’ordre d’un projet-visée mais d’un projet-programme. Le projet humain, toujours éminemment symbolique et porteur d’espérance, se réduit souvent, par le truchement de sa réalisation technique, à son instrumentation fonctionnelle et à son échéancier. Le projet-visée propose une réflexion sur le sens, toujours inachevé et questionnant (Jacques Ardoino). Le projet-programme de la technique trouve toujours une bonne raison pour éviter de penser la finalité et pour s’en tenir aux “objectifs” partiels susceptibles de correspondre à une réalisation possible. Elle impose l’ordre du signe monosémique au symbole nécessairement polysémique. La phrase-clé de l’esprit technicien consiste à s’inquiéter d’un “est-ce que ça marche ?”. Faut-il signaler que nous allons de plus en plus vers cet esprit technicien dans l’ordre des sciences contemporaines les plus d’avant-garde, par exemple en physique nucléaire, avec l’avènement de la Mécanique Quantique. Cette théorie “marche” dans l’ordre de l’infiniment petit mais, cependant, ne donne aucune explication rationnelle et ne permet pas de comprendre la cohérence possible de l’univers. Le réel reste “voilé” comme le rappelle Bernard d’Espagnat. Ce qui faisait le désespoir d’Albert Einstein.

- Un rapport à l’apprentissage
L’accession à la technique maîtrisée passe par un apprentissage systématique au sein d’une institution spécialisée. La technique est fondamentalement liée à l’enseignement et à l’imitation d’un maître. Il s’agit de faire et refaire le même geste pour en acquérir la maîtrise. L’apprenti devient compagnon et maître dans l’esprit du compagnonnage. La pédagogie est directive. Elle le restera fondamentalement dans les lycées et collèges professionnels suivant, en cela, l’ “ordre des choses” découvert par le sociologue. Le maître sait ce que doit faire l’élève. Il corrige ses erreurs. Il lui fournit la marche à suivre. L’élève doit écouter et obéir. Il n’a pas à discuter du bien-fondé de la technique proposée. Il n’a pas à se poser la question des fins. 
Toute technique est par essence militaire. Le soldat de métier, aujourd’hui plus encore qu’hier, est un technicien par excellence : il sait parfaitement utiliser un ordinateur, démonter son fusil-mitrailleur ou tendre une embuscade. Il sait appuyer sur le bouton adéquat, au bon moment, pour faire tomber la bombe sur Hiroshima ou Nagasaki. Il sait exactement comment poser le pied sur la lune. Pour ce faire il a dû passer de longues heures à écouter des instructions précises, à manipuler des instruments compliqués, à simuler des situations imprévues, à rédiger des rapports de synthèse. 
Doté de cette compétence appropriée mais limitée à son objet, le technicien trouve dans notre société une place légitime correspondant à la montée de la classe sociale intermédiaire : la nouvelle petite bourgeoisie. Avant d’être le temps de la science, notre époque est celle de la technique. Un philosophe comme Kostas Axelos parle même de l’avènement d’une civilisation de la “technologie planétaire” dans la grande envolée qui déploie, selon lui, la “poéticité du jeu du monde”. Après une civilisation centrée sur la nature chez les grecs, puis sur le dieu chrétien au Moyen-Age et sur l’homme fait dieu au XIXe-XXe siècles, nous sommes à l’aube du développement et de l’impérialisme de la Technologie planétaire. C’est l’esprit de sa “systématique ouverte” (1984).

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