Comment peut-on "manquer de manque" ?
Diane Drory : Le "manque de
manque", c'est un "trop-plein". Pour les enfants - comme pour
les adultes, d'ailleurs -, le manque est nécessaire pour relancer le désir. Il
faut dissocier le "besoin" (comme manger par exemple), qui donne du
bien-être, du "plaisir", qui ne peut surgir que s'il nous manque
quelque chose. Il est indispensable de prendre le temps d'espérer ce que l'on
souhaite. Imaginons un enfant qui demande une petite voiture : le jouet ne lui
procure aucun bien-être. Si on satisfait à sa demande immédiatement, il n'aura
pas eu le temps d'avoir un projet, d'imaginer pourquoi il en a envie, de
l'espérer. D'ailleurs, souvent, si on lui donne tout de suite, il laissera le
jouet de côté après deux petites minutes.
N'est-ce pas un peu sadique de ne pas satisfaire tout de suite un désir
qui est facilement réalisable ?
Pas du tout ! Au contraire, cela
va permettre de discuter avec l'enfant, de vérifier avec lui qu'il s'agit d'une
réelle envie, de définir ensemble à quelle occasion on pourrait lui offrir ce
jouet... Un peu comme un adulte qui réfléchirait bien avant de s'offrir un vêtement.
Si tous ses désirs sont satisfaits tout de suite, l'enfant n'acquiert pas le
sens d'un projet pour sa propre vie. Il faut l'amener à construire un
cheminement de réflexion. C'est l'un des gros problèmes de notre société : on
n'aide plus les enfants à penser. Non seulement on leur donne tout, mais on
fait également tout à leur place. Lorsqu'un enfant a perché son ballon dans un
arbre, plutôt que de l'inciter à réfléchir à la manière dont il pourrait le
récupérer, le parent va se lever dans l'instant pour aller chercher le jouet.
Ne faut-il pas l'aider ?
On vit avec le faux idéal que
l'enfant doit toujours être heureux pour que l'on soit un bon parent. Mais le
mieux est l'ennemi du bien : en réalité, on leur coupe les bras et les jambes.
Les enfants en souffrent beaucoup : pléthore d'enfants se sentent nuls, usent à
répétition des expressions "bof", "j'sais pas". Certains
disent même avoir envie de mourir ! En réalité, ils ont la culture "jeu
vidéo" : ils veulent une "autre vie", où ils prendraient des risques.
Est-ce un phénomène nouveau ?
Il y a en effet eu une évolution
du rapport parent-enfant, surtout depuis Mai 1968. Avant, les parents avaient
tout pouvoir de décision sur la trajectoire de vie de l'enfant. Désormais, on
considère que l'enfant détient toute la vérité sur lui-même, et on lui demande
son avis pour tout. Il ne doit pourtant pas avoir son mot à dire sur tout ! On
a assisté à une passation d'autoritarisme d'une génération à l'autre. Même si
l'enfant peut choisir un vêtement ou comment il organise sa chambre par
exemple, les parents doivent faire respecter les règles qu'ils ont fixées, sans
demander leur avis aux petits.
Comment en est-on arrivé là ?
Aujourd'hui, rien n'est moins sûr
que le lien du couple, alors on s'accroche d'autant plus à l'enfant qu'il
existe avec lui - et avec lui seul ! - un lien indissoluble. C'est pour cela
qu'il faut qu'il n'arrive rien à l'enfant, qu'il ne coure aucun risque. Combien
de parents disent à leur progéniture : "Tu peux aller jouer dans le
jardin, mais reste bien là où je te vois !", alors que le plaisir est
justement derrière le bosquet, là où ils seront seuls ! Les enfants n'ont plus
d'expérience sensorielle.
Comment les parents doivent-ils donc se comporter avec leurs enfants ?
Il faut dire "non" à un
enfant, qu'il puisse désirer, faire des bêtises d'enfants pour expérimenter la
vie et savoir ce qui se fait ou pas. La société actuelle prône le "j'ai de
bons parents quand j'ai tout ce que je veux, quand je veux", mais il faut
entrer en résistance active contre cela ! Aujourd'hui, on donne tout, tout de
suite, de manière à éviter le conflit. Mais le conflit n'est pas le
"non-amour" ! Dans l'opposition, on se rencontre vraiment : le
face-à-face permet l'explication, la discussion, la rencontre. On leurre les enfants
sur la réalité du quotidien : dans la vie, on n'est pas tout le temps heureux,
on n'a pas toujours ce que l'on veut, on a le droit à l'échec et à l'erreur.
Les enfants souffrent d'une terrible solitude, alors que l'on fait tout pour
eux. On les responsabilise trop tôt, en considérant qu'ils savent ce qui est
bon pour eux. On leur demande d'être parfaits : quelle pression !
Selon Diane Drory, psychologue et
psychanalyste, les enfants souffrent d'une terrible solitude, alors que l'on
fait tout pour eux. À force de penser et d'agir à la place des enfants,
l'adulte les confronte à un surplus d'offres qui n'est pas bénéfique pour eux.
Dans Au secours ! Je manque de manque !
(De Boeck, 15 euros), l'ancienne présidente de la Fédération belge des
psychologues, spécialiste de la petite enfance, dénonce l'effacement du
"connais-toi toi-même" au profit du "deviens toi-même".
Louise Cuneo, Nos enfants ne souffrent pas assez !
Le Point, 19.01.12
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