mardi 13 mars 2012

Les écoles Krishnamurti




S’il se méfiait terriblement des croyances et des enthousiasmes idéologiques, qui aliènent si facilement la créature humaine et font le lit des totalitarismes d’où qu’ils viennent, Krishnamurti n’en resta pas pour autant coincé dans une vision exclusivement critique du monde. Il accepta de s’engager. Son engagement principal s’adressa aux enfants et aux jeunes : il fonda plusieurs écoles, en Angleterre, aux Etats-Unis et en Inde. « Ces écoles, disait-il, ont pour préoccupation de susciter l’apparition d’une nouvelle génération d’êtres humains, libres de toute action égocentrique. Aucun autre centre d’éducation ne s’en soucie, et c’est à nous autres, éducateurs, qu’incombe la tâche de susciter l’émergence d’un esprit sans conflit intérieur, et ainsi de mettre fin aux conflits dans le monde qui nous entoure... » Vingt ans après la mort du visionnaire, il serait intéressant que l’expérience de ces écoles profite à tous les pédagogues - au-delà des pionniers, privilégiés et anglo-saxons (une année scolaire coûte au minimum 10 000 euros) qui les ont inaugurées. Si Platon ou Rabelais vivaient à notre époque, nous serions intéressés de savoir comment ils organisent leurs écoles, nonobstant le caractère élitiste de l’entreprise : celle-ci pourrait être considérée comme un banc d’essai. Voici donc, très concrètement, les « fiches techniques » des écoles Krishnamurti.

  •  Des objectifs révolutionnaires

Les objectifs de ces écoles ne peuvent être mieux définis que par Krishnamurti lui-même.
Voici donc tout d’abord des extraits de lettres qu’il écrivit aux écoles qu’il fonda :
« Comme je voudrais rester en contact avec toutes les écoles en Inde, avec celles de Brockwood Park en Angleterre, d’Oak Grove à Ojaï en Californie et de Wolf Lake au Canada, je me propose de leur adresser une lettre chaque quinzaine, et cela le plus longtemps possible. « L’épanouissement est quelque chose de vraiment important, sinon l’éducation devient simplement un processus mécanique orienté vers une carrière, une profession. Dans la société telle qu’elle existe actuellement il est inévitable de se préoccuper de carrière et de profession, mais si nous leur consacrons tous nos efforts, alors la liberté de s’épanouir s’étiolera peu à peu. Nous avons accordé bien trop d’importance aux examens et aux diplômes. Ce n’est pas là le but essentiel pour lequel ces écoles ont été fondées, ce qui ne veut pas dire que le niveau scolaire des élèves y sera moins bon. Au contraire, l’épanouissement du professeur et de l’élève, la carrière et la profession prendront leur juste place.
« Ces écoles existent essentiellement pour aider à la fois l’élève et l’éducateur à s’épanouir dans la bonté. Cela exige l’excellence dans le comportement, les actes et les relations.
C’est vers quoi nous tendons et c’est pourquoi ces écoles ont été créées, non pas pour former de simples carriéristes, mais pour promouvoir l’excellence de l’esprit. L’épanouissement de la bonté ne réside pas dans le fait de connaître les mathématiques et la biologie ou de passer des examens et de faire une belle carrière. Il existe en dehors de cela et quand il y a cet épanouissement, le métier et les autres activités nécessaires sont transformés par sa beauté. Actuellement nous accordons de l’importance à l’un en négligeant entièrement l’autre, c’est-à-dire l’épanouissement. Dans nos écoles, nous essayons de mener les deux choses de front, non pas artificiellement ni selon un principe ou un modèle, mais parce que vous voyez comme une absolue vérité, que ces deux choses doivent aller de pair pour que l’homme puisse se régénérer.
« Une école doit être un lieu où l’enseignant et l’enseigné explorent non seulement le monde extérieur, le monde du savoir, mais aussi leur propre pensée, leur propre comportement.
À partir de là, ils commencent à découvrir leur conditionnement et comment celui-ci déforme leur pensée. Ce conditionnement est le moi auquel on accorde une importance considérable et cruelle. La libération du conditionnement et de ses souffrances commence avec cette prise de conscience. Ce n’est que dans une telle liberté que l’on peut véritablement apprendre. Dans ces écoles, il est de la responsabilité de l’enseignant de poursuivre avec l’élève une exploration prudente des implications du conditionnement et ainsi d’y mettre fin.
« C’est donc par vous que nous commençons, par vous l’élève surtout, et aussi l’éducateur qui vous aide à vous connaître vous-même. C’est là le rôle de toute éducation. Nous avons besoin de créer une bonne société dans laquelle tous les êtres humains puissent vivre heureux et en paix, sans violence, en sécurité. C’est vous, les élèves, qui portez cette responsabilité. Une bonne société ne se crée pas grâce à quelque idéal, à un héros ou à un chef, ou à quelque système soigneusement élaboré. Il vous faut être bons parce que vous êtes l’avenir, vous ferez le monde, soit tel qu’il est en le modifiant, soit comme un monde dans lequel vous et les autres pourrez vivre sans guerres, sans brutalité, avec générosité et affection. »


  • Le centre éducatif de Brockwood Park

Le Centre éducatif Krishnamurti de Brockwood Park, en Angleterre, a été fondé en 1969, pour donner la possibilité aux élèves et au personnel, venant du monde entier, « d’explorer leur propre nature et celle de l’humanité. » L’enseignement y est centré sur la vie considérée comme un tout. Les matières scolaires y ont une place importante, mais elles n’en constituent qu’une part, dans un processus continu qui englobe bien d’autres transmissions. Une telle façon d’apprendre peut non seulement amener un plus grand épanouissement des capacités de l’élève et de l’éducateur, mais peut-être aussi une compréhension profonde de ce que doit être « une vie correcte » et « l’épanouissement dans la bonté », de se libérer de la peur, du conflit et de toutes les autres formes de conditionnement et finalement d’entraîner un changement fondamental dans l’esprit humain.
Ce centre est situé dans les collines du Hampshire, au sud de l’Angleterre. Le bâtiment principal est un grand et beau manoir géorgien construit en 1769, il est entouré d’un parc planté de magnifiques arbres rares venus des quatre coins du monde. C’est évidemment un cadre idéal pour la soixantaine d’étudiants très privilégiés et la trentaine de membres du personnel venus à Brockwood de plus de vingt pays différents.
L’âge des élèves va de 14 à 25 ans environ, les plus jeunes suivent des cours qui préparent à l’Université tandis que les plus âgés suivent les cours de l’Université. Ceux qui préparent l’entrée à l’Université peuvent passer les examens requis pour les Universités anglaises et la plupart des Universités européennes ou bien ils peuvent préparer l’entrée aux Universités américaines...
Les classes contiennent en moyenne trois ou quatre élèves et beaucoup ont des cours particuliers dans certaines matières. En dehors des matières nécessaires aux examens, il y a peu de cours fixes. À leur place, en début d’année, les étudiants et le personnel collaborent pour créer les cours qui répondent aux intérêts et aux demandes des étudiants. A Brockwood - dans la mesure où il y a un petit nombre d’étudiants appartenant à une tranche d’âge très large et venant de milieux culturels et éducatifs extraordinairement variés - il n’y a pas deux étudiants pareils et il serait impossible d’établir un plan d’étude qui convienne à chacun. Donc, si l’on garde à l’esprit qu’une éducation complète favorise le développement des divers aspects du cerveau et des aptitudes de l’individu et si l’on se souvient que la vie est un tout, même si la spécialisation a bien sa place et qu’il n’y a pas de meilleure façon de l’aborder que globalement, des programmes d’études individuels et même souvent des cours particuliers sont créés pour chaque étudiant. Il n’est pas rare de voir plus de 130 cours pour une soixantaine d’étudiants.
Les étudiants et le personnel vivent, travaillent et jouent ensemble, en s’efforçant de comprendre l’enseignement de Krishnamurti et de le vivre dans leur quotidien. On demande à chacun d’être pleinement responsable de ses actes tout en restant soucieux du bien de toute la communauté. On demande aussi à chacun d’explorer les aspects les plus profonds de sa vie, et de réaliser l’importance de la relation et la nécessité de travailler avec les autres dans cette enquête. On accorde une grande importance à apprendre à travailler ensemble sans conformisme et sans imposer une autorité psychologique.
Tous les membres du personnel - aussi bien les professeurs que ceux qui s’occupent des questions administratives, de l’entretien, du jardin et de la cuisine - reçoivent le même salaire et partagent la même responsabilité pour tout ce qui concerne l’éducation qui est le premier souci de Brockwood. La plupart des membres du personnel a de multiples fonctions (par exemple le jardinage et l’enseignement, l’administration et l’entretien) et chacun n’a d’autre autorité que celle nécessaire à son activité sans que cela ne lui confère un quelconque prestige. C’est la Direction qui coordonne toutes les activités de l’école. Mais en ce domaine comme dans la plupart des autres, les décisions importantes sont généralement prises après avoir consulté le personnel et souvent avec toute l’école.


  • La vie quotidienne à Brockwood

La journée commence à 7 h 25, heure à laquelle tout le monde doit avoir quitté sa chambre, prêt pour la journée. À 7 h 30, il y a une réunion matinale où tous ceux qui sont présents s’assoient ensemble en silence pendant dix minutes ou bien écoutent un morceau de musique ou un poème apporté par quelqu’un. Le petit-déjeuner a lieu après. Vers 8 h 20, tout le monde a fini de nettoyer sa chambre et à 8 h 25 les travaux matinaux commencent. Pendant la demi-heure de travaux matinaux, tout le monde (personnel et étudiants) assume une des nombreuses tâches journalières nécessaires au fonctionnement de Brockwood : nettoyage des sols et des salles de bains, mise en ordre des pièces communes et des salles de classe, ramassage des légumes et des ordures, cassage du bois, nettoyage des voitures, etc.
En dehors de l’aspect pratique, cela joue un rôle éducatif et psychologique important : consacrer chaque jour un moment au bien-être de tous.
Les cours se déroulent de 9 h à 13 h. Après le déjeuner, le personnel et les élèves font la vaisselle à tour de rôle. Ensuite, repos jusqu’à 15 h. Les activités de l’après-midi dépendent de la journée. Elles comprennent des cours, du sport, des réunions, des ateliers d’artisanat et d’art, du théâtre, de la danse, etc. Le dîner est à 19 h...
Le soir, il peut y avoir du chant choral ou des danses folkloriques, mais c’est avant tout un moment de rencontre et de travail personnel. Coucher vers 22 h.
Ici, le « week-end » a lieu de mardi midi à jeudi matin, afin de laisser élèves et enseignants libres quand les magasins sont ouverts. Ainsi, le samedi et le dimanche, tout le monde est mobilisable quand la plupart des invités débarquent du dehors.

  • Le programme des études

En début d’année scolaire, avant la mise en place des cours, les élèves et le personnel passent une semaine à discuter des besoins et des intérêts des élèves. Les cours sont ensuite créés en fonction de ces discussions. On encourage les élèves à avoir des programmes très complets et à ne pas envisager les différentes disciplines sous leur angle propre, mais d’un point de vue plus large en liaison avec les objectifs de Brockwood.
Par exemple, l’étude de la littérature peut être une exploration des situations humaines et ainsi contribuer à une compréhension plus profonde de l’expérience commune. Elle peut aussi être un moyen d’apprécier le pouvoir et les limites du langage. L’étude d’une langue étrangère peut aider à voir les limites de notre façon de penser (qui est déterminée par les mots) et à comprendre le contexte culturel des autres. L’histoire peut être une approche de l’histoire de l’homme qui est inscrite dans chaque individu et dans le passé. Elle peut amener une réflexion de l’étudiant sur lui-même. Les mathématiques sont une étude de l’ordre et elles peuvent permettre le développement d’un raisonnement clair et rationnel. Les sciences sont une approche systématique de la compréhension du monde matériel et de ses relations avec nous. Elles permettent aussi de développer le sens critique. L’art, la musique, le théâtre, la danse et les activités artisanales peuvent servir à explorer la nature de la sensibilité, de la beauté et de la communication. Le sport et les activités matérielles nécessaires à l’entretien de l’école sont importants pour apprendre la responsabilité vis-à-vis de notre corps et de notre environnement.
Quand un étudiant a développé une compréhension suffisante lui permettant d’établir des liens entre un certain nombre de disciplines et les objectifs de Brockwood, on l’incite à suivre un ou plusieurs cours d’Étude Générale. Ces cours familiarisent l’élève avec un apprentissage qui a un sens, et met l’accent sur la façon dont on voit les choses et sur la répercussion que cela a sur ce qui est vu. Ces cours (Un Homme Unique, Une Terre Unique, Le Mouvement Moderne et Science et Société) qui concernent tous la conscience de l’Homme, font partie du programme des études depuis sept ans et sont généralement enseignés en équipe d’au moins deux membres du personnel appartenant à des disciplines différentes. Afin que le contenu d’une matière scolaire soit plus facilement rattaché au monde dans son ensemble, plusieurs classes se sont rencontrées pendant quatre à six semaines au Brésil, en Allemagne, en Grèce, en Inde, en Italie, au Kenya et en Suisse. Nous pensons que si le contenu d’un cours n’a pas de rapport direct avec la vie quotidienne et le monde dans leur ensemble ainsi qu’avec l’étudiant, alors ce cours n’a pas de valeur. Si un cours n’a pas de rapport avec les explorations et les investigations qui sont les buts de Brockwood, il n’a guère de sens.
Compte tenu du caractère particulier de Brockwood, on ne demande jamais les livrets scolaires aux étudiants qui veulent faire acte de candidature à Brockwood. À la place, l’école essaye de déterminer comment le candidat comprend les buts de l’école et quelle est la nature de ses motivations pour s’y associer. Pour cela, le candidat est invité à venir passer une semaine à Brockwood...



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