Regarder l’autre et se rencontrer
Il y a quelques années, l’artiste
serbe Marina Abramovic s’est installée au MoMA pour une performance intitulée The Artist Is Present. Assise à une
table, immobile et silencieuse, elle recevait les visiteurs un à un, afin
d’échanger un regard. La personne restait le temps qu’elle souhaitait ; pour
certains, cela durait quelques secondes, pour d’autres bien plus longtemps, des
heures, une journée entière. Et ce qui arriva est intéressant : certains
restèrent figés, comme fermés, d’autres sourirent tandis que beaucoup
éclatèrent en sanglots. Ce sera d’ailleurs le cas de Marina Abramovic,
retrouvant en face d’elle un être cher qu’elle n’avait plus vu depuis 23 ans –
elle fut comme prise à son propre jeu, et l’intensité de cet échange est
remarquable.
A propos de sa performance, elle
dira : « Je suis très réceptive
à l’énergie dégagée par les autres, et ce qui m’a profondément bouleversée,
c’est de lire autant de souffrance dans ces yeux, livre-t-elle. Vous savez, il
est prouvé scientifiquement que le regard qu’une mère porte sur son enfant est
primordial. Sinon il dépérit comme ces petits que l’on voit dans des
orphelinats. À regarder ces personnes, en leur accordant toute mon intention,
j’ai eu la sensation de faire sauter un bouchon de champagne : toutes les
émotions sortaient. »
La performance est émouvante. Et
pourtant, l’idée est simple : échanger un regard, faire de l’art avec un
regard, car pour Marina Abramovic, « l’art
est une question d'énergie et l'énergie est invisible.»
Que se passe t’il durant cet
échange ? On sait combien le premier regard échangé entre une mère et son
nouveau-né est essentiel ; celui-ci sera le premier repère, le premier lieu
d’accueil et d’amour. Après tout, 55% de notre communication passerait par
l’expression visuelle. Un contact visuel dure en moyenne 3 secondes ; cela
permet d’entrer en relation, et même de façon très intime quand le regard est
soutenu. En regardant l’autre, je lui donne existence et je me reconnais aussi ;
il y a donc reconnaissance mutuelle. Pour Sartre, le regard touche ainsi à la
conscience de soi. A l’inverse, ne pas accorder son regard ou offrir un regard indifférent,
vide et furtif, revient à refuser à l’autre le droit à l’existence.
Prendre le temps d’échanger un
regard, c’est finalement être dans le moment présent avec l’autre, dans la
présence pleine, et disponible. C’est un acte d’amour. Un acte d’engagement et
de résistance, dans une société souvent indifférente et anesthésiée. Aussi, prenons
le temps d’échanger un regard de bienveillance et d’empathie, chaque jour, avec
nous-mêmes dans le miroir, avec les êtres que nous aimons, avec nos enfants, et
avec ceux que nous ne connaissons pas et que nous ne faisons que croiser.
Quand le regard ouvre sur la contemplation
Le regard ouvre aussi des
perspectives méditatives, lorsqu’il s’agit de s’attacher à regarder quelque
chose de beau, de vrai : un paysage, un arbre, ou encore une œuvre d’art,
un objet du quotidien. Chez les Grecs anciens, il s’agissait d’observer le ciel
étoilé. Là aussi, il y a rencontre et reconnaissance.
Emile Bernard (Propos sur l’art)
distingue « Trois opérations :
Voir, opération de l'œil. Observer, opération de l'esprit. Contempler,
opération de l'âme. Quiconque arrive à cette troisième opération entre
dans le domaine de l'art. »
De nombreux penseurs et sages, de
tout temps, ont pratiqué cet exercice pour diverses raisons : se libérer
d’émotions négatives, calmer l’intellect, faire le vide en soi, se (re)trouver,… Accueillir ce qui est,
sans jugement et sans attentes. Expérience sensorielle, émotionnelle, mentale
et spirituelle à la fois, elle s’avère une voie puissante pour retrouver la
joie profonde, l’émerveillement, la gratitude, la paix ; pour se sentir
vivant au moment présent (et à la fois hors du temps) ainsi relié à tout. Le
dit Deleuze : « C'est-à-dire
que la joie c'est la contemplation remplie (…) Nous sommes des petites joies. »
« Aussi vaste
que l'espace qu'embrasse notre regard est cet espace à l'intérieur de nous. »
Rig Veda
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