Confrontés à l'éducation de plus
en plus difficile des enfants, comment agir et réagir ? Quelques pistes pour
aider à créer des têtes bien faites plutôt que bien pleines.
Quelle est la
base de la relation que l'on développe avec l'enfant ? L'éduquer, est-ce lui
donner quelque chose ou est-ce faire grandir quelque chose en lui ? Là peut se
trouver la confusion.
Si l'éducateur a comme expérience
de vie une relation constamment dépendante de l'avoir, sa tendance va être de
privilégier les éléments matériels pour faire face à telle ou telle situation
éducative, et il va se trouver confronté à la difficulté de capter l'attention
de l'enfant. Car un enfant est-il véritablement intéressé par des objets ou
situations autres que ceux censés lui apporter une gratification immédiate ? Il
faut se rappeller que le caprice de l'enfant se trouve toujours lié à
l'insatisfaction immédiate. D'où l'attrait que peut exercer sur lui toute
possibilité d'une telle gratification : le monde des images faciles, télévisuelles,
jeux vidéo, etc., entre autres, en est un bon exemple. D'où, aussi, la
difficulté que peuvent avoir les professeurs lorsqu'ils ne transmettent pas des
éléments de gratification qui s'appliquent au goût ou aux intérêts des enfants
auxquels ils s'adressent. Et on a trop tendance à croire que la bonne éducation
consiste à satisfaire cette revendication quasi capricieuse de l'enfant.
Une bonne éducation ne consiste
pas à transmettre par des stratagèmes des objets satisfaisants et donc captant
automatiquement l'attention de l'enfant.
L'autre vision
Je pense que
l'éducation doit, dès le départ, se fonder sur une autre vision dans laquelle
il n'est pas uniquement question de donner du savoir qui manque, mais de faire
grandir en l'enfant ce qui s'y trouve déjà et ne demande qu'à grandir. Et les
objets de savoir, en l'occurrence, ne seront que des prétextes déclencheurs
mais en aucun cas vécus comme des substituts aux manques de l'enfant. La seule
façon, à ce moment-là, que l'on a de pouvoir susciter l'intérêt ou l'attention,
c'est en touchant l'envie de grandir qu'il y a chez tout enfant.
De même un bon instructeur
spirituel ne transmet pas des objets de savoir à ses élèves ; il stimule en eux
le profond besoin qui existe en chaque être et qui est la présence et le besoin
de Dieu ; il stimule ce besoin de vérité qui est en chacun de nous : tout,
alors, devient prétexte à faire grandir non pas la connaissance mais la
co-naissance spirituelle, par la prise de conscience à l'aide de travaux
divers.
Un éducateur, pour moi, c'est
quelqu'un qui vient toucher, à un autre niveau, cette dimension de l'être et
qui donne à l'enfant envie de grandir, tout en accompagnant cette envie, en la
structurant. Et là, chaque éducateur avec ses qualités propres, doit inventer
la structure - prétexte qui va permettre de faire évoluer ce grandir.
L'éducation profonde est, à mon avis, beaucoup plus une contagion de l'être à
l'être plutôt que la transmission par un système de vases communicants, d'un
avoir, d'un savoir, avec tout ce que cela suppose de rapports de pouvoir, de
crainte, de chantages..., qui peuvent découler de telles situations - que cela
soit dans la famille ou à l'école. Sous le prétexte de l'acquisition de
connaissances, on entre dans le conflit de pouvoirs auquel un enfant s'avère
très sensible et auquel il répond. Face à un détenteur de pouvoir, chaque
enfant a sa réaction personnelle, mais toujours présente.
Pourquoi préfère-t-il souvent
quitter la relation humaine d'éducation pour aller vers des relations plus
passives en face d'objets inertes, mais communicants, tels les ordinateurs ?
L'ordinateur ne lui donnera jamais de gifle et l'ordinateur ne se fatiguera
jamais de répéter quelque chose tout en le renvoyant constamment à lui même
sans rajouter de condamnations, de punitions ou de critiques liées au rejet et
au refus. Mais l'ordinateur est capable de tout, sauf d'aimer. Le succès du
fameux Macintosh vient aussi du fait qu'il est convivial, même par défaut. Les
enfants préfèrent donc avoir un rapport avec un détenteur de connaissance qui
exclut le pouvoir, car ils sont sensibles à la racine sur laquelle se fait le
passage de la connaissance. La racine, ce doit être le sentiment de dignité
dans lequel ils se trouvent face à ceux qui leur transmettront cette
connaissance.
Si ces derniers ne les
considèrent pas comme un bocal vide qu'il faut remplir mais comme un être
vivant et précieux qui doit grandir, que l'on doit accompagner dans sa
connaissance, l'enfant ressentira cet amour et cette compassion. Bourrage et
remplissage ne sont pas de la vraie éducation : éduquer un être, c'est d'abord
lui donner une présence et faire qu'il n'y ait pas de décalage entre son être
et ce qu'il sait.
Respecter quelqu'un, c'est aller selon la mesure de cette
personne : un enfant ressent toujours très bien ce comportement-là, car ce qui
lui pèse, c'est lorsqu'on lui fait violence et qu'on ne respecte pas son
rythme, sa mesure, son besoin réel. Et son besoin n'est pas lié à ce que les
autres pensent du manque de tel ou tel avoir qu'il faudrait combler ; son
besoin, c'est de combler le manque selon son mode de connaissance à lui. Le
respect de sa dynamique sera immédiatement ressenti par l'enfant.
La cité, dans
l'esprit de Platon, a beaucoup plus besoin d'êtres qui grandissent que de
bocaux remplis de définitions et qui sont, en plus, en décalage entre ce qu'ils
savent et ce qu'ils sont.
Savoir écouter
Je vais faire une parenthèse,
liée à la capacité fondamentale de l'éducateur, qu'il soit parent ou
professeur, vis-à-vis de l'être à éduquer : c'est la capacité d'écoute. Je
parlais récemment à une personne qui avait des difficultés, et je lui avais
demandé si elle priait. Elle m'a répondu que oui, elle parlait et s'adressait
beaucoup au Seigneur. Je lui ai demandé alors si elle écoutait, si elle
L'écoutait. C'était bien, en effet, de s'adresser à Lui mais, dans toute
relation, s'il faut savoir parler, il faut savoir aussi écouter, sinon quelque
chose manque. Et il me paraissait évident que, dans la relation, de prière, on
pouvait s'adresser à Lui, sous quelque forme qu'on Le vénère, mais qu'il
fallait aussi savoir L'écouter. Il y a une façon d'écouter Dieu comme la maman
sait écouter l'enfant. Dieu ne nous parle pas nécessairement comme un
interlocuteur humain nous parle. Pour écouter l'interlocuteur Dieu, il faut
L'écouter tel qu'Il nous parle : avec le vent, avec les arbres, les fleurs,
avec le silence, avec le désert...
Il doit y avoir en nous la capacité
naturelle d'écouter ce langage de même que la maman a la capacité naturelle
d'écouter, de comprendre et deviner son bébé. Il y a l'écoute mère qui entend
bébé. Il doit y avoir l'écoute de la créature qui entend son créateur. Et je
ferme cette parenthèse en disant que l'on doit aussi savoir développer en nous
l'écoute du langage du grand enfant. Cela demande en nous une qualité d'écoute
d'une autre dimension que celle du bébé. Celle du bébé est relativement moins
difficile car elle est instinctive et ne repose pas sur une opposition ni sur
une lutte ou une rivalité due à l'éveil, chez l'enfant, de l'autonomie.
Il est d'ailleurs très
intéressant de voir l'évolution parentale au fur et à mesure de l'apparition de
l'autonomie, qui commence par ses premiers non. Comment moi, parent, ou
éducateur, suis-je capable, au fur et à mesure de la croissance de l'enfant qui
témoigne de l'acquisition de son individualité, comment suis-je capable
d'accompagner cette autonomisation de l'enfant ? Et comment suis-je capable d'assumer
le fait que si nous, parents, voyons grandir nos enfants, nos enfants eux aussi
nous voient grandir ? Ce n'est jamais à sens unique.
Un parent n'est pas un
objet arrêté face à des enfants qui grandissent. Nous ne sommes pas des êtres
parfaits, nous évoluons aussi et nous n'avons pas à nous comporter vis-à-vis
d'eux comme si nous étions des représentants de la perfection. Ce que nous
pouvons représenter comme totalité tant qu'ils n'ont pas acquis leur autonomie,
cela nous le perdons à leurs yeux de plus en plus au fur et à mesure de la
croissance de leur individualité. Nous perdons tout le mythe, le pouvoir, la
crainte, l'autorité, qui sont rattachés à la fonction parentale. Notre nudité
et notre fragilité apparaissent alors face à ces enfants qui grandissent. Notre
avoir et notre paraître étant alors détrônés, il ne reste que la qualité de
notre être et de notre présence. Et c'est là que les enfants viennent, eux,
nous solliciter : que peut-on leur donner à ce niveau-là ?
Le grandir de l'être
Ce n'est
que dans la mesure où je ne dépends pas de ce que j'ai et où je suis en contact
avec son être profond que je peux développer une écoute qui répondra aux
attentes et aux besoins réels de cet enfant qui s'autonomise et dont j'ai
encore la responsabilité. Le croître de mon être doit accompagner le croître de
l'être de l'enfant. Si on ne se trouve pas responsabilisés à ce niveau-là, on
voit apparaître ce que l'on voit régulièrement : la démission, par défaut, des
parents. Le propre d'une éducation juste se trouve dans une conscience aiguë de
la nécessité de la croissance de l'être et dans l'immense générosité qui
accompagne toute responsabilité véritable de l'individualisation. On ne voit
jamais, alors, son enfant comme un objet fini dans l'instant, mais comme un
acte de grandir. Un grandir en action.
Et il faut du temps pour que “
l'action homme ” se déploie et exprime véritablement son destin et son sens
profond. Toute éducation doit s'enraciner dans cette conscience-là et ce n'est
possible que si les parents et professeurs sont eux-mêmes profondément éveillés
à la nécessité du destin premier de tout être conscient : le faire grandir pour
qu'apparaissent être, conscience et joie. Cette formule est, je le rappelle, le
nom que l'on donne traditionnellement à la divinité en Inde : Sat Chit Ananda.
Toute l'éducation restante sera confrontée à la difficulté de capter l'intérêt
de l'enfant : mais il y a une grande différence entre servir l'intention de la
vie qui est le grandir de ces qualités-là et le fait de satisfaire aux intérêts
de la gratification personnelle et égoïste centrée sur le plaisir immédiat.
Certes, la recherche du bonheur
va structurer l'être pensant. Mais si les alibis du bonheur et du plaisir ont
un sens dans l'évolution de la conscience humaine, ils ne peuvent être les
domaines ultimes de la dite conscience, car ils sont des objets qui dépendent
des circonstances extérieures et sont liés à leurs contraires - la tristesse et
la douleur - en une succession continue. Or l'essence même de l'éducation
devrait consister à faire accéder l'être à une qualité de conscience qui n'a
pas de contraire, ce qui est une bonne définition de la sérénité. Le propre
même d'une conscience délivrée est qu'elle vit dans un état d'être qui n'a pas
de contraires, et donc qui n'est jamais en danger. Elle sait être sereine.
Revue Clés, Accompagner le Grandir, par Yvan Amar.
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