ARTICLE PARU DANS PHILOSOPHIE MAG
N°11, 01 Juillet 2007
Propos recueillis par Nicolas
Truong
(Extraits)
À la fin des années 1960, quand la pensée marxiste triomphait dans
l'université française, Michel Serres prophétisait la fin de l'ère de
l'industrie et l'entrée dans celle de la communication. Aujourd'hui, contre
l'idée reçue selon laquelle l'époque n'est plus aux grands systèmes, il montre
que les sciences sont en train de produire une vision du monde complète et
cohérente, un nouveau grand récit.
Michel Serres est issu de la
génération de la guerre. Ce Gascon, né en 1930 à Agen, ne peut encore regarder
en face le tableau de Picasso, Guernica. Et il répète volontiers que Hiroshima
reste l'unique objet de sa pensée, éthique et métaphysique. C'est à partir de
cet événement qu'il repense l'optimisme scientiste, et décide d'établir un pont
entre les sciences et les lettres. En 1949, il quitte l'École navale pour
l'École normale supérieure (1952) où, trois ans plus tard, il obtient
l'agrégation de philosophie. Au rugby, Michel Serres jouait troisième ligne, le
poste du passage des avants aux arrières, de la mêlée aux trois-quarts.
Dépourvu de poste de philosophie à l'université, il a joué les passeurs de
savoirs, ne cessant de naviguer entre sciences exactes et sciences humaines.
Avec son oeuvre en cinq volumes, Hermès
(1969-1980), il a démontré que la communication était l'horizon de notre temps.
Avec Le Contrat naturel (1990), il a développé, bien avant l'actuel battage
médiatique, les tenants et aboutissants de l'urgence écologique. Depuis
Hominescence (2001), cet académicien et professeur d'histoire des sciences à
l'université de Stanford, aux États-Unis, s'attache à penser « l'humanisme
universel qui vient », grâce au grand récit des origines et de
l'évolution, que l'humanité est à présent en mesure de se raconter à elle-même.
Philosophie magazine :
Pourquoi la construction d'un « grand
récit unitaire »
qui retrace l'existence de la Terre et de l'homme est-elle aujourd'hui possible ? Quel retour au grand
récit proposez-vous ?
Michel Serres :
L'une des plus grandes découvertes des sciences est la datation, qui permet la
réconciliation des sciences exactes et des sciences humaines. De la formation
des systèmes solaires à l'apparition de l'homme sur Terre, nous pouvons dater,
et donc ainsi raconter, l'histoire des origines. Mais il ne s'agit pas d'un
grand récit comme autrefois, à l'image de la Bible par exemple, qui évoque un
dessein intelligent, intentionnel, un plan divin. Le grand récit, tel que les
savants le proposent aujourd'hui, s'écrit au futur antérieur.
Il est contingent, aléatoire et
chaotique. Le monde et les espèces auraient pu bifurquer et se développer
autrement. J'ai également utilisé le mot de « grand récit »
afin d'ironiser un peu sur le compte de ces philosophes qui soutiennent que
notre temps est celui de « la fin des grands récits »
au moment même où la science met en place une des visions du monde les plus
cohérentes qui soient.
Comment raconter cette grande histoire de l'humanité ?
Je peux la raconter le soir à mes
petits-enfants comme lors d'une veillée, en langage vernaculaire ou bien dans
un colloque scientifique international, à l'aide d'un attirail conceptuel
impressionnant. Jusqu'alors, un homme cultivé avait derrière lui une histoire,
notamment celle de l'écriture, c'est-à-dire 7 000 à 8 000
ans
d'humanité. Nous savons aujourd'hui que nous avons derrière nous 15 milliards
d'années de tradition écrite, non par les hommes, mais par la nature. Car nous
lisons à présent la nature comme nous lisons des livres.
La science a découvert et
généralisé l'idée de Galilée selon laquelle la nature était écrite, notamment
en langage mathématique.
À quoi pourrait servir l'enseignement de ce grand récit aux enfants, au
sein du tronc commun de ces nouvelles humanités que vous appelez de vos voeux ?
À penser la singularité de notre
être au monde. À comprendre que l'être humain possède un univers commun. Les
hommes sont nés d'une même souche. Ainsi, ceux qui sont partis d'Afrique il y a
100 000 ans
sont tous frères. Et ce n'est pas une information mineure par les temps qui
courent ! Lorsque j'ai commencé à philosopher, les
maîtres-mots de la philosophie et des sciences humaines étaient :
l'Autre et la Différence. Aujourd'hui, ce n'est plus l'Autre, mais le Même ;
ce n'est plus la Différence, mais la Communauté.
Ce grand récit n'est-il pas en train de s'accélérer avec la
prolifération des innovations techniques et des bouleversements sociaux ?
Au début du xxe siècle, la France
comptait 75 % d'agriculteurs, il y a en 2,3 %
aujourd'hui. C'est-à-dire que la principale invention du néolithique est à
présent marginalisée. Lorsque je suis né, en 1930, la Terre comptait 1 milliard
d'habitants. Il y en a 6 milliards et demi
aujourd'hui. En 1835, l'espérance de vie des femmes était de 30 ans,
elle est de 84 ans actuellement. L'humanité peut
s'autodétruire en quelques jours, la naissance est en passe d'être maîtrisée,
le rapport à la maladie et à la douleur est profondément bouleversé, au point
qu'un individu peut arriver à la fin de ses jours sans avoir souffert… Même
avec un taux inégalé d'environ 55 % de divorces, les hommes
et les femmes ne sont jamais restés aussi longtemps ensemble, pour la bonne et
simple raison qu'ils vivent plus longtemps ! Tous ces changements
modifient radicalement notre rapport à la vie, notre « être
au monde ». Nous vivons une coupure brusque, qui n'a
rien à voir avec celles de la Renaissance, de la Révolution française ou de la
révolution industrielle. C'est un nouveau rapport au corps humain, à la nature
et à l'existence, qui s'instaure et s'invente jour après jour.
Comment la pensée et les institutions, notamment universitaires,
ont-elles enregistré ces changements ?
Nos institutions n'ont pas su
prendre et comprendre ce tournant. À partir du Moyen Âge, la philosophie
universitaire s'est divisée en deux camps : celui de la tradition et
celui de la raison. Au xiiie siècle, Thomas d'Aquin démontre dans sa Somme
théologique que les grandes questions se résolvent de deux manières :
par la raison et par la tradition. L'université américaine a choisi la raison,
l'université européenne a préféré la tradition. Les universités sont encore, de
ce point de vue, à demi médiévales. La séparation des sciences et des lettres
est un artefact universitaire, créé de toute pièce par l'enseignement. Il a été
convenu que l'on sait soit du latin, du grec ou de la littérature moderne, soit
de la biologie ou de la physique. Mais cette séparation artificielle n'existait
ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni même à l'âge classique. Diderot
tente, au xviiie siècle, de comprendre ce que dit le
mathématicien d'Alembert, et Voltaire traduit Newton. L'université a créé
l'étrange catégorie d'ignorant cultivé.
(…)
Ce sont donc plutôt les révolutions scientifiques qui ont façonné votre
pensée ?
Formé aux mathématiques
classiques, alors qu'intervenait la révolution des mathématiques « modernes »,
saisi par la révolution du vocabulaire informatique, j'ai dû changer de
langage. À ces deux révolutions formelles, il faut ajouter le paradigme biologique,
le code génétique, l'ADN dont le biologiste Jacques Monod a bien compris la
portée philosophique dans Le Hasard et la Nécessité. À l'époque de ma
formation, trois immenses révolutions scientifiques m'ont
conduit à changer de langue. La philosophie vacillait sur ses propres
fondations. Avec le triomphe des mathématiques modernes, par exemple, le calcul
semblait l'emporter sur le raisonnement, c'est-à-dire sur le fondement même de
l'activité philosophique. De cette tension entre le calculable et le démontrable,
j'ai tiré l'idée que la géométrie grecque était précisément née parce qu'elle
avait épuisé les ressources du calcul et qu'il fallait bien recourir à la
démonstration. Aujourd'hui, une grande partie des théorèmes se démontrent avec
des machines de calcul. Par conséquent, toute une ère du fonctionnement du
cognitif se trouve du côté du calculable, de l'arithmétique et des algorithmes
dont la philosophie n'a jamais vraiment pris acte. En épistémologie, on est
toujours en retard d'une science.
Le rôle de la philosophie est-il d'accompagner les changements
scientifiques ou de les penser, de les inscrire dans un cadre éthique ?
Je crois que philosopher, c'est
anticiper.
Entre 1969 et 1980, j'ai écrit
cinq volumes
intitulés Hermès, dans lesquels je soutenais que l'humanité reposerait
davantage sur la communication que sur la production. Les philosophes marxistes
m'ont alors accusé de tous les maux. En 1990, j'écris Le Contrat naturel. On
m'attaque de toutes parts, à l'instar de Luc Ferry dans Le Nouvel Ordre
écologique alors qu'on célèbre aujourd'hui unanimement le « pacte
écologique ». Les critiques du « contrat
naturel » étaient aussi risibles que celles que l'on
adressait à Rousseau lors de l'écriture du Contrat social. Rousseau ne
désignait pas un moment historique lors duquel l'humanité sortirait de l'état
de nature, de même que le contrat naturel ne suppose pas que Dame nature aille
s'asseoir avec les hommes à la table des négociations.
Je dis aujourd'hui que l'un des
grands enjeux du cognitif réside dans le balancement entre le raisonnement et
le calcul. Tout le Moyen Âge est dans Aristote,
toute l'ère moderne est contenue dans les principes de Descartes. Je ne me
compare pas à ces illustres prédécesseurs, mais je considère l'activité
philosophique comme une entreprise d'anticipation.
La philosophie a-t-elle oublié le corps ?
Pour reprendre l'expression de
Spinoza, « Que peut le corps ? » Le
corps pense. « Je suis l'ADN », me disait mon ami
Jacques Monod dont la colonne vertébrale se tordait comme une molécule d'ADN à
force de chercher à percer le mystère de la génétique des micro-organismes,
d'élucider le lien entre le génome et les protéines…
Le corps est un miroir. Que peut
le corps ? Prenez le gardien de but d'une équipe de
football qui attend le tir d'un penalty ou bien encore un tennisman qui monte
au filet pour jouer à la volée. Regardez comment il se place. La balle peut
venir d'en haut, d'en bas, à droite, à gauche, etc. Il est donc obligé de
mettre son corps dans une position virtuelle, presque abstraite. Il est dans un
état de corps possible.
Il est dans une position que
j'appellerai « blanche ». Il est à la fois toutes
les couleurs et l'absence de couleur. On ne peut pas avoir de meilleure image
de ce que peut le corps. À la différence de la pince du crabe dont on peut
déterminer la fonction, la main humaine est « blanche »,
elle peut aussi bien saisir un marteau que jouer du violon, caresser un être
aimé que tuer son ennemi. Il y a une blancheur du corps humain. Un penseur qui
va se saisir d'un concept se trouve dans la même situation. D'où l'importance
de ne pas avoir les livres pour seuls outils.
Ainsi la philosophie est une
sorte de veille « blanche ».
(…)
Des volumes savants de Hermès à Rameaux, vous avez changé de style en
vous dirigeant vers une sorte de poétique du savoir philosophique. Au risque de
la dispersion et de la dilution du propos philosophique ?
Le style philosophique est
souvent à usage interne dans l'université. Si la philosophie doit observer le
temps présent et anticiper la science à venir, coller à son tempo et penser le
nouveau, ce serait presque un crime d'écrire obscur. Au début, j'ai pourtant
écrit à destination de mon jury de thèse. J'ai préféré ensuite la définition de
Bergson qui disait que la philosophie devait être écrite dans le langage le
plus clair, le plus rapproché du langage vernaculaire possible. Mis à l'écart
de l'université qui ne m'a pas autorisé à enseigner dans les départements de
philosophie, mais en histoire, j'en sortais également par le style. La position
était pourtant difficile : je n'étais ni
journaliste, ni philosophe, ni écrivain. Je n'étais rien. Sans lieu, je n'étais
en tout cas pas un penseur prévisible.
(…)
Quelles sont les tâches de la philosophie ?
Le grand philosophe de demain
sera celui qui repensera tout, du cognitif au politique, car tout est nouveau.
Il convient de rapatrier la question philosophique sur les nouveautés
d'aujourd'hui. Comment imaginer que la représentation politique continuera à fonctionner
de la même façon alors que le vote des opinions individuelles prolifère sur les
blogs sans qu'on en tienne compte ? Avec un autre espace
géographique et mental que j'ai appelé topologie générale, le travail de la
philosophie ne fait que commencer. Nous vivons une telle coupure
d'hominisation, nous sommes plongés au sein d'une telle « hominescence »,
que beaucoup de nos institutions se trouvent comme ces étoiles dont nous
recevons la lumière et dont les astrophysiciens nous disent qu'elles sont
mortes depuis bien longtemps .
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