samedi 22 septembre 2012

Joel de Rosnay : “Intégrer la Complexité..."



Joel de Rosnay : “Intégrer la Complexité est la Clé du Progrès”
par Patrice van Eersel, Jean-Louis Servan-Schreiber

Aujourd’hui, notre foi dans le progrès vacille. Une crise qui fait sourire Joël de Rosnay, biologiste de formation, spécialiste des origines du vivant. Parce qu’il n’ignore rien des méandres de la technoscience et de ses innombrables dérivés, il a l’espoir chevillé au corps. Pour Clés, cet infatigable conteur (et surfeur) évoque ce que nous pouvons attendre de la science au xxie siècle.

Extraits...


Clés : Vous aimez vous définir comme un « optipessimiste »…
Joël de Rosnay : J’aime beaucoup cette formule d’Edgar Morin qui se refuse, comme moi, à se laisser enfermer dans un dualisme manichéen stérile. Nous sommes entrés dans l’ère de la complémentarité : non plus « ou/ou », mais « et/et ». Je suis un optimiste inquiet et un pessimiste serein. Mes inquiétudes concernent l’incapacité du monde politique, industriel, parfois aussi philosophique, à intégrer l’accélération générale et à comprendre la nouvelle culture qui en émerge.

En quoi consiste cette nouvelle culture ?
Vaste question que je présentai en trois volets, trois regards. D’abord, nous sommes entrés dans le temps de la complexité – ce qui ne veut pas dire de la complication, au contraire – et des sciences du global. Ensuite, il me semble essentiel d’assimiler à quel point la nouvelle science qu’on appelle l’épigénétique a brisé le « fatalisme génétique » : nous savons désormais que notre destin n’est pas prisonnier de nos gènes et que nous pouvons prendre notre vie en main, même au fond de nos cellules. Enfin, je pense que la génération montante, celle des adolescents, est en train de créer une relation au monde radicalement nouvelle, parce que, malgré ses handicaps, elle intègre justement la complexité. Nous devrions nous en inspirer pour gérer le monde à venir, au lieu de nous méfier, une fois de plus, de la jeunesse.
Commençons donc par la révolution de la complexité.
C’est la grande révolution scientifique de notre temps. Elle touche tous les domaines, mais plus spécialement la biologie, l’écologie et l’économie. Commencée il y a un demi-siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais, tous les chercheurs, quelle que soit leur discipline, glissent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative. Depuis Descartes, l’approche synthétique était considérée comme trop englobante, trop contextualisée : elle ne donnait pas prise au raisonnement scientifique.
Seule l’analyse permettait de faire des expériences et d’échafauder des hypothèses. Aujourd’hui, pour les chercheurs de la complexité (qui travaillent notamment au Santa Fe Institute avec des surdoués comme Brian Heather ou Steward Kaufman, ou à l’Université Libre de Bruxelles, dans la suite d’Ilya Prigogine), analyse et synthèse se complètent au sein d’une métadisciplinarité. Celle-ci intègre la théorie du chaos, l’approche fractale, les structures dissipatives, la relativité corrigée, la dynamique des réseaux, la cybernétique, la simulation sur ordinateur, etc. Et des relations poreuses apparaissent entre les disciplines.

Concrètement, dans quels domaines cette révolution se met-elle en œuvre ?
Si j’ai cité en tête la biologie, l’écologie et l’économie, c’est qu’elles font déjà partie de ce que les Américains appellent les « sciences intégratives », qu’hélas notre système d’éducation ignore encore dramatiquement : on peut ainsi apprendre les mathématiques à partir de la biologie, la physique à partir de la cybernétique, ou l’économie à partir de l’écologie... Comme si, de la complexité, émergeait peu à peu une unité de la nature. Le mot est fort, mais on peut l’assumer. Dans les domaines les plus variés, on peut voir en effet des homologies, des résonances, si bien que les différents regards que nous posons sur le monde se rassemblent progressivement autour d’une vision globale. Cette vision unifiée débouche sur une approche neuve de la science.

(…)

Et que répondez-vous à ceux qui haussent les épaules en disant : « La science obéit à des modes et dans quelques années vous affirmerez le contraire de ce que vous nous dites aujourd’hui » ?
Ce sont des ignorants, manipulés par des médias dont les journalistes sont influencés par toutes sortes de lobbies. Je les plains de ne pas savoir se servir des fantastiques outils d’information dont nous disposons désormais. S’informer intelligemment est devenu une responsabilité citoyenne. Cela prendra encore quelques années, mais nous sommes en train de passer de la société de l’information à la société de la recommandation. Les adultes de demain, nos adolescents d’aujourd’hui, savent, eux, trouver leur chemin dans la jungle informative. Venons-en donc au troisième volet de ma présentation : l’émergence d’une nouvelle génération, nos ados, nés quand Internet existait déjà. Ce sont des mutants. Ils en savent plus sur la civilisation numérique que la plupart des ingénieurs ou professeurs de plus de 30 ans. Or on ne leur fait pas confiance – à l’exception de certaines start-up américaines qui embauchent des gamins de 14 ou 15 ans.
Il serait certes ridicule de croire qu’ils savent tout, mais les reproches qui leur sont faits sont inadéquats. On les dit superficiels, incapables de se concentrer, désirant le plaisir immédiat ou rien, ne sachant apprécier que l’ultrarapide, etc. Mais ces défauts peuvent se retourner en qualités. Les mots clés de leur culture sont : spontanéité, temps réel, interactivité, plaisir instantané, solidarité, partage. Ils ont une vision multidimensionnelle de la réalité. La complexité ? Ils jouent avec ! Et de là, peuvent facilement passer à une vision stratégique de la résolution des problèmes.

Univers-Sciences (l’établissement qui regroupe la Cité des sciences et le Palais de la découverte), nous menons des expériences quotidiennes avec eux, avec une devise : « Comprendre, vouloir, aimer, construire ». Comprendre que la science peut être aussi passionnante qu’un jeu vidéo. Vouloir y jouer un rôle plutôt que d’en avoir peur. Aimer la vie et le monde… cet objectif est sans doute le plus dur à atteindre, quand nous passons notre temps à leur dire que l’avenir est affreux, pollué, injuste, terrorisant. Il faut pourtant y parvenir, si nous voulons construire ensemble un monde meilleur.
Aux Etats-Unis, on les appelle volontiers « empty heads », têtes vides, parce que, dit-on, ils ont externalisé leurs processus cognitifs, recherchent une info sur Google plutôt que dans un livre, encore moins dans leur mémoire. S’ils ont besoin d’un avis, ils demandent à vingt-cinq personnes. S’ils ont une opinion à donner, ils la mettent en ligne dans un blog. Ils favorisent ainsi l’émergence d’une intelligence collective dont nous n’avons pas la moindre idée (lire aussi page 96) ! Leurs têtes sont vides de ce qui a encombré celles de leurs ancêtres, mais ils sont loin d’être idiots.
Il semble que l’innovation naisse des zones de déséquilibre. La question est donc de savoir apprendre à surfer sur les vagues de chaos sans se laisser entraîner dedans.
C’est drôle que vous disiez ça, je viens justement d’écrire un article sur le surf que j’ai titré « Déterminisme et liberté ». La vague est un chaos organisé. Si je connais le spot, je suis libre de surfer dessus tant que je veux. 

Source: Revue Clés

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