Joel de Rosnay : “Intégrer
la Complexité est la Clé du Progrès”
par Patrice van Eersel, Jean-Louis Servan-Schreiber
Aujourd’hui, notre foi dans le progrès vacille. Une crise qui fait
sourire Joël de Rosnay, biologiste de formation, spécialiste des origines du vivant.
Parce qu’il n’ignore rien des méandres de la technoscience et de ses
innombrables dérivés, il a l’espoir chevillé au corps. Pour Clés, cet
infatigable conteur (et surfeur) évoque ce que nous pouvons attendre de la
science au xxie siècle.
Extraits...
Clés : Vous aimez vous définir comme un « optipessimiste »…
Joël de Rosnay : J’aime beaucoup
cette formule d’Edgar Morin qui se refuse, comme moi, à se laisser enfermer
dans un dualisme manichéen stérile. Nous sommes entrés dans l’ère de la
complémentarité : non plus « ou/ou », mais « et/et ». Je suis un optimiste
inquiet et un pessimiste serein. Mes inquiétudes concernent l’incapacité du
monde politique, industriel, parfois aussi philosophique, à intégrer
l’accélération générale et à comprendre la nouvelle culture qui en émerge.
En quoi consiste cette nouvelle culture ?
Vaste question que je présentai
en trois volets, trois regards. D’abord, nous sommes entrés dans le temps de la
complexité – ce qui ne veut pas dire de la complication, au contraire – et des
sciences du global. Ensuite, il me semble essentiel d’assimiler à quel point la
nouvelle science qu’on appelle l’épigénétique a brisé le « fatalisme génétique
» : nous savons désormais que notre destin n’est pas prisonnier de nos gènes et
que nous pouvons prendre notre vie en main, même au fond de nos cellules.
Enfin, je pense que la génération montante, celle des adolescents, est en train
de créer une relation au monde radicalement nouvelle, parce que, malgré ses
handicaps, elle intègre justement la complexité. Nous devrions nous en inspirer
pour gérer le monde à venir, au lieu de nous méfier, une fois de plus, de la
jeunesse.
Commençons donc par la révolution
de la complexité.
C’est la grande révolution
scientifique de notre temps. Elle touche tous les domaines, mais plus
spécialement la biologie, l’écologie et l’économie. Commencée il y a un
demi-siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais,
tous les chercheurs, quelle que soit leur discipline, glissent d’une vision
analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative. Depuis
Descartes, l’approche synthétique était considérée comme trop englobante, trop
contextualisée : elle ne donnait pas prise au raisonnement scientifique.
Seule l’analyse permettait de
faire des expériences et d’échafauder des hypothèses. Aujourd’hui, pour les
chercheurs de la complexité (qui travaillent notamment au Santa Fe Institute
avec des surdoués comme Brian Heather ou Steward Kaufman, ou à l’Université
Libre de Bruxelles, dans la suite d’Ilya Prigogine), analyse et synthèse se
complètent au sein d’une métadisciplinarité. Celle-ci intègre la théorie du
chaos, l’approche fractale, les structures dissipatives, la relativité
corrigée, la dynamique des réseaux, la cybernétique, la simulation sur
ordinateur, etc. Et des relations poreuses apparaissent entre les disciplines.
Concrètement, dans quels domaines cette révolution se met-elle en œuvre
?
Si j’ai cité en tête la biologie,
l’écologie et l’économie, c’est qu’elles font déjà partie de ce que les
Américains appellent les « sciences intégratives », qu’hélas notre système
d’éducation ignore encore dramatiquement : on peut ainsi apprendre les
mathématiques à partir de la biologie, la physique à partir de la cybernétique,
ou l’économie à partir de l’écologie... Comme si, de la complexité, émergeait
peu à peu une unité de la nature. Le mot est fort, mais on peut l’assumer. Dans
les domaines les plus variés, on peut voir en effet des homologies, des
résonances, si bien que les différents regards que nous posons sur le monde se
rassemblent progressivement autour d’une vision globale. Cette vision unifiée
débouche sur une approche neuve de la science.
(…)
Et que répondez-vous à ceux qui haussent les épaules en disant : « La
science obéit à des modes et dans quelques années vous affirmerez le contraire
de ce que vous nous dites aujourd’hui » ?
Ce sont des ignorants, manipulés
par des médias dont les journalistes sont influencés par toutes sortes de
lobbies. Je les plains de ne pas savoir se servir des fantastiques outils
d’information dont nous disposons désormais. S’informer intelligemment est
devenu une responsabilité citoyenne. Cela prendra encore quelques années, mais
nous sommes en train de passer de la société de l’information à la société de
la recommandation. Les adultes de demain, nos adolescents d’aujourd’hui,
savent, eux, trouver leur chemin dans la jungle informative. Venons-en donc au
troisième volet de ma présentation : l’émergence d’une nouvelle génération, nos
ados, nés quand Internet existait déjà. Ce sont des mutants. Ils en savent plus
sur la civilisation numérique que la plupart des ingénieurs ou professeurs de
plus de 30 ans. Or on ne leur fait pas confiance – à l’exception de certaines
start-up américaines qui embauchent des gamins de 14 ou 15 ans.
Il serait certes ridicule de
croire qu’ils savent tout, mais les reproches qui leur sont faits sont
inadéquats. On les dit superficiels, incapables de se concentrer, désirant le
plaisir immédiat ou rien, ne sachant apprécier que l’ultrarapide, etc. Mais ces
défauts peuvent se retourner en qualités. Les mots clés de leur culture sont :
spontanéité, temps réel, interactivité, plaisir instantané, solidarité,
partage. Ils ont une vision multidimensionnelle de la réalité. La complexité ?
Ils jouent avec ! Et de là, peuvent facilement passer à une vision stratégique
de la résolution des problèmes.
Univers-Sciences (l’établissement
qui regroupe la Cité des sciences et le Palais de la découverte), nous menons
des expériences quotidiennes avec eux, avec une devise : « Comprendre, vouloir,
aimer, construire ». Comprendre que la science peut être aussi passionnante
qu’un jeu vidéo. Vouloir y jouer un rôle plutôt que d’en avoir peur. Aimer la
vie et le monde… cet objectif est sans doute le plus dur à atteindre, quand
nous passons notre temps à leur dire que l’avenir est affreux, pollué, injuste,
terrorisant. Il faut pourtant y parvenir, si nous voulons construire ensemble
un monde meilleur.
Aux Etats-Unis, on les appelle
volontiers « empty heads », têtes vides, parce que, dit-on, ils ont externalisé
leurs processus cognitifs, recherchent une info sur Google plutôt que dans un
livre, encore moins dans leur mémoire. S’ils ont besoin d’un avis, ils
demandent à vingt-cinq personnes. S’ils ont une opinion à donner, ils la
mettent en ligne dans un blog. Ils favorisent ainsi l’émergence d’une
intelligence collective dont nous n’avons pas la moindre idée (lire aussi page
96) ! Leurs têtes sont vides de ce qui a encombré celles de leurs ancêtres,
mais ils sont loin d’être idiots.
Il semble que l’innovation naisse
des zones de déséquilibre. La question est donc de savoir apprendre à surfer
sur les vagues de chaos sans se laisser entraîner dedans.
C’est drôle que vous disiez ça,
je viens justement d’écrire un article sur le surf que j’ai titré «
Déterminisme et liberté ». La vague est un chaos organisé. Si je connais le
spot, je suis libre de surfer dessus tant que je veux.
Source: Revue Clés
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