S'interroger sur la manière et le sens de l'éducation aujourd'hui nous
conduit à remettre en question bien des idées acquises. En particulier, la
dissociation entre la connaissance de soi et les savoirs établis.
L'école est en crise un peu
partout dans le monde. Malgré tout, comparativement à beaucoup de pays, la
France ne s'en sort pas trop mal. Pourtant dans les banlieues, les collèges et
les lycées font la une des journaux. En Seine-Saint-Denis, il faut une longue
grève des enseignants du secondaire pour que les pouvoirs publics daignent
réfléchir sur le cas de cette banlieue sinistrée par le chaos économique du
libéralisme mondial. o Soucieux de connaître la raison de la désaffection des
jeunes à l'égard de l'école, le ministère de l'éducation nationale lance une
grande enquête sur toute la France en 1998. Elle s'adresse aussi bien aux
élèves qu'aux enseignants ou à l'administration. Ses conclusions sont
éloquentes. Les élèves, particulièrement, réclament des enseignants plus
compréhensifs et relationnels, ouverts aux problèmes des jeunes d'aujourd'hui.
Habiter l'humanité se prépare en
chacun, prend du temps, appelle un discernement qui travaille une texture de
sagesse pratique. La conviction y tresse ses fils avec la raison. De tous temps
en effet les être humains ont tenté de donner du sens à leur place dans
l'univers et à leurs pratiques pour y survivre et se perpétuer. L'éducation
prend racine dans cet élan pour décrypter l'origine et la fin de toute chose.
C'est dire qu'on ne saurait séparer sans artifices l'éducation de la sagesse de
l'humanité. Chaque société a eu sa part de désespérance. Jean Delumeau nous a
montré que l'An Mil , avec son cortège de peurs de toutes sortes, n'était pas
une époque paradisiaque. Chaque culture, quand on y regarde de plus près,
suscite des "hommes remarquables" pour lui prêter du sens. La nôtre,
en ce début de siècle, est divisée entre un retour à un traditionnalisme virant
à l'intégrisme meurtrier et une écoute du fond spirituel commun aux autres
civilisations comme à celles des religions du Livre. Elle s'ouvre même à une
interrogation émanant de la science qui bute sur l'imprévu et l'imprenable aux
confins de la "matière".
Aujourd'hui les valeurs sont en
question mais la question de la valeur en sort peut-être fortifiée. L'Éducation
se nourrit de valeurs. Elles sont "le contraire de l'indifférence"
comme l'écrit le philosophe Olivier Reboul. Elles constituent l'essentiel de ce
qui fait sens pour un être humain. C'est la raison pour laquelle le sens ne
peut se réduire à l'analyse habituelle en termes sémantique, syntaxique ou
pragmatique. Le sens, tissé de valeurs, dépasse toutes les catégories des
sciences du langage et même des sciences de l'homme. Il est porté par une
expérience singulière enracinée dans un tremblement de l'être qui, souvent,
échappe à l'interprétation d'un "autre". Au-delà des grands systèmes
philosophiques de plus en plus incertains aujourd'hui, l'homme cherche un
homme, comme Diogène dans la cité. Il semble le rencontrer dans des espaces sociaux
inhabituels et non académiques, au sein des ces associations humanitaires qui
augmentent de jour en jour et dans les expériences de bénévolat. La sub-culture
adolescente cherche des valeurs et trouve les soirées "rave" où la
musique "techno" sert répétitivement de rituel de transe.
Que serait une éducation qui
tenterait de reprendre goût à la vie ? Si nous articulons le savoir,
l'enseignant et l'élève, dans la perspective proche du "triangle
pédagogique" de Jean Houssaye, le sens se trouve dans l'interaction de ces
trois pôles. Ce sens de l'éducation devient "transpersonnel" dans la
mesure où il intègre des dimensions irréductibles à toute explication purement
rationnelle et déterminée, sans la nier pour autant. Le
"transpersonnel" signifie donc qu'un ensemble de déterminations, qui
n'exclut ni la raison, ni la dimension non-rationnelle, passe par le sujet et
le structure en même temps. Mais le sujet n'est pas passif dans ce flux social
et cosmique. Par sa réceptivité lucide il est capable de participer à son animation
interne. Par là il dépasse les frontières imposées par une interprétation en
termes simplement historique, économique, sociologique ou psychologique et
devient attentif à la notion d'imprévu, de "vécu" singulier et de
coformation de soi à soi, de soi au Monde et de soi aux autres.
Éduquer s'origine dans le latin
duco, ducere, qui signifie "conduire" hors de. Éduquer c'est tirer
hors de l'état d'enfance. Mais une autre origine plus probable, educare,
signifie "nourrir" et s'ouvre sur le "soin des enfants", ce
que les Grecs nommaient la paideia. Les romains avaient quant à eux, inventé
une déesse, Edule, qui nourrissait les enfants, leur donnant à manger et à
boire au moment de leur sevrage. L 'éducation devient un incontournable de nos
sociétés modernes. Étatisée elle voit son sens réduit à une direction
programmée qui surdétermine toute signification et laisse de côté l'univers des
sensations non utilisables socialement. Reprécisons les termes
"apprendre", "s'instruire", "se former",
"s'éduquer"
Posons d'emblée qu'apprendre est
le terme le plus générique pour indiquer un processus d'accès compréhensible à
un certain niveau d'informations. Apprendre implique de comprendre ce qui nous
informe. Apprendre correspond à quelque chose de plus qu'être simplement
informé. Apprendre dépend nécessairement du niveau de culture que l'on possède.
En passant de la sphère du savoir sur la nature à la Connaissance de l'être,
sans doute devrais-je perdre beaucoup de savoir acquis pour apprendre à
connaître un peu plus spirituellement le monde. Connaître, c'est méditer et
méditer c'est désapprendre avant tout pour comprendre, c'est-à-dire perdre de
l'information acquise pour devenir réceptif à une information potentielle.
L'homme neuronal de Jean-Pierre Changeux nous signale qu'il en est ainsi au
niveau des neurones du cerveau : il faut perdre pour pouvoir acquérir. Le
Vide est une notion centrale de toute activité de Connaissance. Acceptons
l'idée que je peux apprendre toutes sortes de choses dans n'importe quel
domaine. Apprendre n'implique pas nécessairement une institution spécifique.
Apprendre est ouvert à tous vents !
Instruire vient du latin
instruere qui signifie insérer, bâtir, disposer, outiller. S'instruire c'est
alors se doter d'outils conceptuels et imagés. Mais le champ sémantique est
plus vaste : instruire signifie également éclairer, avertir, informer,
aviser, initier. S'instruire consiste donc à se renseigner, à s'informer d'une
manière éclairante. Par rapport à apprendre, s'instruire implique une direction
de l'information, une intentionnalité plus précise en vue d'une fin encore
vague : l'éclairement, la mise au jour d'un sens à venir. En vérité on
s'instruit souvent en participant à un "enseignement". Lorsqu'il y a
institutionnalisation de l'activité de connaissance qui renforce
l'intentionnalité de l'envie de savoir, cette institutionnalisation comporte
ses méthodes codifiées, comprend ses professionnels qualifiés. Tout le savoir
externe est déterminé par des lignes de force qui nous échappent. On s'instruit
en s'aliénant, en se faisant prendre au piège d'un réseau de significations
destinées à nous "marquer" et nous séparer de notre état de culture
présente, pour le meilleur et pour le pire.
Enseigner ? En latin
insignare veut dire d'abord indiquer, signaler, montrer qu'il y a un lieu, une
direction, une orientation, un éclairage. Le contenu de ce qui est ainsi
indiqué à l'évidence importe, le geste même,l'orientation signalée importe au
moins autant car il implique la mise en mouvement en direction de ... Enseigner
n'est donc pas seulement transmettre un contenu, enseigner implique une mise en
relation avec le contenu qui n'appartient à personne mais par rapport auquel la
personne enseignante est à la fois représentante et médiatrice auprès des
personnes enseignées qui sont censées désirer y avoir accès, l'atteindre et le
comprendre. Mais insignare veut dire en même temps mettre une marque, conférer une
distinction. Aussi la personne enseignante devra-t'elle penser des modes
évaluatifs suffisamment clairs et explicités afin que dans les enchevêtrements
diplômants de l'institutionnalisation des savoirs les personnes ayant désir de
s'instruire puissent non seulement s'y repérer mais constituer pour elles-mêmes
un itinéraire qui ait du sens.
Former vient du latin formare qui
signifie au sens fort, donner l'être et la forme, et au sens faible, organiser,
établir. Former implique une action en profondeur de transformation, en vue de
donner une forme à quelque chose qui n'en avait pas ou qu'il fallait changer.
Se former, en apprenant, signifie donc travailler son information pour lui
donner une forme qui correspond à un mouvement interne de transformation de soi-même.
Vu sous cet angle, comme le pense le philosophe Michel Fabre, former est plus
ontologique qu'instruire ou éduquer : dans la formation c'est l'être même
qui est en jeu, dans sa forme. n Éduquer avec ces deux sens majeurs
"nourrir", élever des animaux et "faire sortir" oriente le
champ sémantique vers une élévation, une extraction plus ou moins ontologique.
On se forme en s'éduquant. C'est l'éducation qui est le terme principal, le
terme animateur. Il y faut du soin pour que "s'élève" un "petit
d'homme", c'est une élévation qui précisément n'est pas un élevage. Tout
se passe comme si l'éducation était du registre d'un projet implié d'une région
essentielle de soi-même à connaître. L'éducation est élan de soi vers soi par
le truchement de l 'autre. Cette poussée rencontre la formation comme véritable
mise en forme, organisation pertinente de cet élan créateur.
L'être humain n'échappe pas au
fait d'avoir à se situer dans un univers de phénomènes allant de son corps à
l'infini. La question du sens est celle de l'établissement d'un lien entre
l'homme, les autres hommes et le monde, par le truchement de valeurs
socialement reconnues. Cette reliance essentielle et conscientisée ouvre les
voies de la connaissance de soi à partir de laquelle nous pouvons commencer une
vraie discussion sur le sens de l'éducation. L'éducateur n'est pas simplement
un être de savoir et de savoir-faire, un érudit, une "boite à fiches"
comme Léon Bloy ironisait à propos de Marcel Mauss. Il est cet être conscient
et lucide qui s'appuie sur la connaissance de soi, expérientiellement assumée,
pour accueillir le savoir des autres, au bénéfice du doute, et le faire
fructifier. Dans ce domaine, comme l'écrit René Char "la lucidité est la
blessure la plus rapprochée du soleil". La blessure est celle de
l'inachèvement et des résistances psychologiques de tous ordres. Blessure
inéluctable mais qui, par sa profondeur même, nous rapproche de la
compréhension du monde et de nous-mêmes. L'éducateur est de ce fait toujours
potentiellement un homme de défi avant d'être un être de médiation.
Le rapport à la connaissance de
soi introduit un "trou noir" dans la région du savoir, en l'empêchant
ainsi de devenir totalitaire. C'est la "dissidence d'un seul" dont
nous parle un psychologue social comme Serge Moscovici en s'appuyant sur
Soljenitsyne au temps du Goulag. C'est "l'école de dedans" et la
distinction entre "savoir-gnose" et "savoir-épistémé"
(Georges Lerbet). Mais inversement le rapport au savoir est déterminant devant
les dangers de l'aveuglement de toute emprise sectaire et mystique. Le savoir
débarrasse le fanatique de toutes ses béquilles instituées. Après coup, bien
souvent, il ne reste que le vide et l'écroulement du personnage religieux, du
gourou aux yeux bleus aériens. C'est la raison pour laquelle l'esprit sectaire
n'aime pas l'homme de savoir et lui oppose sans cesse un au-delà des mots
indiscutable. Le savoir dans ce cas représente une petite bombe dans la
violence symbolique que l'esprit sectaire fait peser sur ses partisans abusés.
Tout est tenté pour la désamorcer, même le bûcher en son temps, et aujourd'hui
la flamme spectaculaire des médias toujours en quête de sensationnel.
La vie intérieure pose la
question permanente : qui suis-je ? Pour les bouddhistes, comme pour
les lacaniens, le "je" est un leurre, une illusion d'optique, que la
méditation ou l'analyse vont dénouer. Les structuralistes et les partisans de
la "mort de l'homme" ne s'intéressent au sujet que pour mieux mettre
en lumière son imbrication et sa consistance éphémère dans le jeu structuré des
relations sociales. Les existentialistes, les personnalistes, les
phénoménologues, les freudiens nord-américains, les interactionnistes, les
ethnométhodologues, ne veulent pas abandonner l'importance du "moi"
dans l'interprétation du monde et dans l'action sur celui-ci. Dans cette lutte
pour l'explication de l'être-au-monde, le sujet, après une période de déclin,
revient à la mode en sciences humaines, non sans une interrogation permanente
sur "le désenchantement du monde" et une sortie de la société hors
toute religion (Marcel Gauchet). On parle du "retour du sujet" (Alain
Touraine) en même temps que du "retour du religieux", de la
"plénitude de l'univers" (David Bohm) ou du réenchantement du monde
par une "nouvelle alliance" (Ilya Prigogine et Isabelle Stengers). D
'autres, au contraire, maintiennent le caractère évanescent du sujet
(M. Gauchet, DR.Dufour)
La bataille fait rage entre les
différents courants qui veulent s'approprier la présence ou l'absence du sujet.
L'homme, dans tout cela, l'homme de la rue, n'y retrouve pas ses petits et
regarde, ahuri, la mitraille des concepts et les exclusions théoriques.
Personne ne sort plus heureux et plus conscient de cette mise en scène de la
vie intellectuelle. Les questions cruciales demeurent inchangées :
Qu'en
est-il de la naissance, du développement humain, du travail digne de ce nom, de
la souffrance, de la peur, de la liberté, de l'amour, de la vieillesse, de la
mort ?
Pourquoi sommes-nous sur cette terre, dans quel dessein, avec quelle
finalité ?
Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Qu'appelle-t-on "conscience" ? est-ce la "conscience
de" quelque chose ou l'être-conscience qui dépasse la singularité
biologique et mentale pour devenir transpersonnel ?
Qu'est-ce que
l'"engagement", la responsabilité, l'éthique, dans cette époque de
l'extrême barbarie qui a inventé le "génocide" à répétition, la Shoah
et la "purification ethnique" ?
Que pouvons-nous faire,
individuellement et collectivement, pour construire ensemble une autre
civilisation digne de l'être humain ?
Sommes-nous condamnés à subir la
"géopolitique du chaos" (Ignacio Ramonet), le laminoir de la
mondialisation "communicante" avec son cortège d'exclusions et de
pollutions ? Les citoyens peuvent-ils être autre chose que des petits
robots à voter sous les grandes machineries des producteurs de mirages ?
La vie intérieure est un
"travail d'exister" comme dit Max Pagès. Elle articule paradoxalement
un sens secret de la totalité et une saisie immédiate de la fragmentation. Le
sentiment de la totalité la dirige vers les voies de la Connaissance de soi et
du monde nouménal. L'appréhension de la parcellisation l'oblige à vivre dans le
miroitement des savoirs dont certains éclairs fulgurants soulèvent cependant
des zones d'ombre imprévisibles.
L'éducation est au carrefour, à
l'interface des savoirs en actes et de la Connaissance intime. L'éducation est
le processus qui exprime la dynamique de la vie intérieure en contact avec le
monde extérieur. Elle ne saurait être définie par des "disciplines"
scientifiques ou des catégories de pensée instituées. Elle est de l'ordre du
devenir improbable pour chaque personne. Elle n'existe pas a priori, mais se
fonde dans son mouvement même. Elle n'a pas de but, ni de projet autre que dans
l'instant de la réflexion. Être, c'est s'éduquer, toujours avec l'autre, et,
par là même fonder ce que nous sommes dans le cours de ce qui advient. Essence
et existence coïncident dans l'éducation. La vie intérieure met en acte
l'éducation singulière. Elle avance et éclaircit le monde des formes, mentales,
culturelles, sociales, matérielles, La reliance ainsi vécue est nommée amour ou
compassion, suivant les cultures. Un éducateur est toujours un être relié. Pour
le moins cherche-t-il à l'être. Mais paradoxalement une quête de la reliance
est une impasse. La reliance est une donnée immédiate de la conscience sans
objet.