dimanche 24 février 2013

Adolescence et entrée dans la vie (livre)


 
 
Tous les parents le savent, la traversée de l'adolescence, désormais englobée sous le terme de jeunesse, n'est pas une mince affaire. Une majorité de jeunes s'intègrent apparemment sans trop de difficultés à nos sociétés, mais une frange non négligeable peine à donner sens à sa vie et à projeter son histoire dans l'avenir.
D. Le Breton revient sur les souffrances et les difficultés de l'accès à l'âge d'homme, sur ce passage délicat qui consiste à devenir soi. Il s'intéresse ici à cette jeunesse en quête de sens et de valeurs suspendue entre deux mondes, prise dans les turbulences d'une métamorphose physique et psychique douloureuse. Les conduites à risque, désormais rites privés d'institution de soi mais aussi véritables actes de passage, marquent l'altération du goût de vivre d'une partie de la jeunesse occidentale contemporaine et viennent confirmer le fait que fabriquer une douleur permet d'endiguer provisoirement la souffrance de vivre dans une société devenue, comme l'individu, sans limite de sens.
Changer de peau en y ajoutant tatouages et piercing opère comme des actes identitaires, se scarifier en secret, fuguer, errer jusqu'à disparaître de soi ou développer une haine de son corps en devenant anorexique ou boulimique, refuser la sexuation par absence ou par trop de sexe, méconnaître le danger de la vitesse, devenir délinquant comme moratoire à l'adolescence, bref tous ces phénomènes de résistance à la dureté du monde sont ici étudiés en profondeur et dans un langage accessible à tous.
Véritable manuel pour les parents en quête de compréhension de leurs enfants en crise, cet ouvrage fera date pour envisager et peut-être mieux comprendre les souffrances de nos adolescents en ce tout début du XXIe siècle.
David Le Breton est professeur de sociologie à l'université Marc Bloch de Strasbourg, membre de l'Institut Universitaire de France et du laboratoire URA-CNRS "Cultures et sociétés en Europe". Il est l'auteur, entre autres, de Des visages, Anthropologie de la douleur, Conduites à risque, Du silence, Éloge de la marche, La Peau et la Trace et La Saveur du monde.


Extrait de l'introduction :

"L'adolescent, vacillant entre l'enfance et la jeunesse, reste interdit un temps devant l'infinie richesse du monde. L'adolescent s'effraie d'être. Puis, au saisissement succède la réflexion : penché sur le fleuve de sa conscience, il se demande si ce visage qui affleure lentement du fond, déformé par l'eau, est bien le sien. La singularité d'être - pure sensation chez l'enfant - se transforme en un problème et une interrogation, en une conscience qui interroge [...]. Ainsi l'adolescence est à la fois l'âge de la solitude et celui des grandes amours, de l'héroïsme et du sacrifice. Avec raison, on imagine généralement les héros et les amants sous les traits d'adolescents. "
Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude

Nous sommes entrés dans la "société du risque" (Beck, 2001), imprégnés du sentiment que le risque est une forme d'adversité redoutable, mesurable dans le domaine de la santé, de la technologie, de la politique, de la production industrielle des aliments, etc. La vulnérabilité grandissante de nos sociétés à cause de la puissance virtuellement mortifère de la technique dans le contexte de la mondialisation économique sollicite une vigilance aiguë sur les risques encourus. Pourtant, nombre de nos contemporains n'ignorant pas les dangers auxquels ils s'exposent n'hésitent pas à s'y confronter dans une volonté d'expérimentation ou de construction d'identité. Dans le domaine de l'épanouissement personnel, on connaît à ce propos la passion pour les activités physiques et sportives à risque. Sous une forme plus ambivalente, les conduites à risque des jeunes générations prennent une importance grandissante dans le monde contemporain.
Le terme de conduites à risque relève du vocabulaire de la santé publique, c'est une notion statistique et sociologique faisant peu de cas de la perception du risque, ou de la notion même de risque pour le jeune. Ce terme est en décalage avec l'expérience de l'adolescent, en ce que pour lui la question n'est pas là, mais plutôt de sortir de la souffrance qu'il éprouve. Le risque perçu par les parents ou les professionnels est sans commune mesure avec celui éprouvé par l'adolescent. A ce moment où son identité vacille, la mise en danger de soi est secondaire au regard de la souffrance et de l'incertitude au sein desquelles il se débat. Dans ces circonstances le risque pour l'existence pèse peu face aux altérations du sentiment de soi.
Une majorité des jeunes s'intègrent sans souci à nos sociétés, mais une frange non négligeable peine à donner sens à sa vie et à se projeter sous une forme propice dans son histoire à venir. Ainsi, une étude menée au Québec (1998) révèle que 40 % des jeunes Québécois de 15 à 19 ans présentent un haut niveau de "détresse psychologique", les filles étant plus touchées que les garçons (Perreault, Bibeau, 2003, 21). L'enquête suisse Smash 2002 effectuée sur une population de jeunes de 16 à 20 ans engagés dans une filière scolaire et professionnelle d'État (délaissant les jeunes fréquentant les écoles privées, et surtout ceux qui sont engagés sur le marché du travail ou sans emploi) aboutit au constat qu'environ 35 % des filles et 20 % des garçons se sentent suffisamment déprimés pour avoir besoin d'un soutien. 8 % des filles ont fait une tentative de suicide, contre 3 % des garçons. Dans l'enquête IPSOS Insight Santé de 2006, 26 % des jeunes disent avoir du mal à aller vers les autres, 16 % se disent "mal dans leur peau".
Certes, les statistiques sont de peu de poids pour mesurer la souffrance, mais une grande part de nos jeunes ont des difficultés à trouver leur place dans le monde. Les conduites à risque les touchent de manière privilégiée. Le propos de cet ouvrage est celui de la difficulté de l'accès à l'âge d'homme, de la souffrance d'être soi lors de ce passage délicat. La traversée de l'adolescence ou, désormais, de la jeunesse, n'est pas une ligne droite bien balisée, mais plutôt un sentier en lignes brisées, malaisé à repérer, avec un sol qui se dérobe parfois sous les pas. L'étymologie du terme "adolescent" renvoie à une notion de croissance, de transformation, d'évolution. L'adolescence est une crise d'identité plus ou moins aiguë et durable (Erikson, 1972). Mais dans le contexte contemporain, pour certains, accéder à soi est une longue épreuve."

David Le Breton, En souffrance : Adolescence et entrée dans la vie. 2007. Editions Métailié.

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