mardi 4 décembre 2012

Edgar Morin: Réforme de pensée et éducation


Edgar Morin: Réforme de pensée et éducation, texte intégral ici, sur le site du CIRET (Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires).


Je crois que la réforme, pour être porteuse d'un vrai changement de paradigme, doit être pensée non seulement au niveau de l'université, mais au niveau de l'enseignement primaire. La difficulté est d'éduquer les éducateurs, ce qui est le grand problème que posait Marx dans une de ses thèses fameuses sur Feuerbach " Qui éduquera les éducateurs ? " Il y a une réponse, c'est qu'ils s'auto-éduquent eux-mêmes avec l'aide des éduqués.

Je suis convaincu que c'est à l'école primaire que l'on peut essayer de mettre en place - en activité - la pensée reliante car elle est présente potentiellement chez tout enfant. Cela peut se faire à partir des grandes interrogations, notamment la grande interrogation anthropologique : " Qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous ? " Il est évident que si l'on pose cette question, on peut répondre à l'enfant, à travers une pédagogie adéquate et progressive, en quoi et comment nous sommes des êtres biologiques, en quoi ces êtres biologiques sont à la fois des êtres physico-chimiques, des êtres psychiques, des êtres sociaux, des êtres historiques, des êtres dans une société vivant en économie d'échanges, etc. De là, nous pouvons dériver, déboucher et ramifier vers les sciences séparées, tout en montrant leurs liens. A partir de ces bases, nous pouvons faire découvrir ce que peut être la pensée, les modes systémique, hologrammatique, dialogique, etc.

A l'école primaire, partant, par exemple, du soleil, on pourra en montrer son organisation étonnante, avec des explosions incessantes qui soulèvent des problèmes d'ordre et de désordre; on soulignera son rôle par rapport à la terre, le rôle des photons, indispensable à la vie : on pourra ainsi envisager gravitation, mouvement, lumière, hydrosphère, lithosphère, atmosphère, photosynthèse. On le reliera à son rôle dans les sociétés humaines : institution des calendriers, des grands mythes solaires...

L'étape du secondaire devrait être celle de la fécondation de la culture générale, de la rencontre entre la culture traditionnelle et la culture scientifique; le temps de la réflexivité sur la science, sur sa situation dans le temps, dans l'histoire ; le temps de la fécondation réciproque de l'esprit scientifique et de l'esprit philosophique, de la jonction des connaissances. La littérature, elle, doit y tenir un rôle éminent car elle est une école de vie. C'est l'école où nous apprenons à nous connaître nous-mêmes, à nous reconnaître, à reconnaître nos passions. La Rochefoucault disait que sans roman d'amour, il n'y aurait pas d'amour; il exagérait peut-être, mais les romans d'amour nous font reconnaître notre façon d'aimer, nos besoins d'aimer, nos tendances, nos désirs. Il est fondamental de donner à la littérature son statut existentiel, psychologique et social, qu'on a tendance à réduire à l'étude des modes d'expression. Du même coup, à partir des grandes œuvres d'introspection comme les Essais de Montaigne, on inciterait à la nécessité d'auto-connaissance pour chacun ; on réfléchirait aux problèmes et difficultés qu'elle pose, à commencer par la présence en chacun d'une tendance permanente à l'auto-justification et à l'auto-mythifi-cation, à la self deception ou mensonge sur soi-même.

Il s'agit aussi d'affermir et de complexifier l'enseignement de l'histoire. L'histoire, ce n'est pas seulement l'histoire des événements, des processus économiques, des dominations et des soumissions des peuples entre eux. C'est aussi les changements dans les conceptions de la vie, de la mort, des moeurs, etc.
Il faut que l'histoire devienne davantage encore multidimensionnnelle et réintroduise les événements qu'elle a voulu chasser pendant un temps. L'histoire nous rattache au passé : passé de la nation, des continents, de l'humanité, et par ces passés à notre poly-identité naturelle, européenne, humaine.

Alors, l'Université ? J'ai déjà dit qu'il nous fallait dépasser l'alternative : l'Université doit-elle s'adapter à la modernité, ou adapter la modernité à elle. Elle doit faire l'un et l'autre alors qu'elle est violemment entraînée vers le premier pôle. Adapter la modernité à l'Université, c'est rééquilibrer la tendance vers la professionnalisation. La sur-adaptativité est un danger qu'avait bien vu Humbolt puisqu'il disait que l'Université a pour mission de donner les bases de connaissances de la culture et que l'enseignement professionnel doit relever d'écoles spécialisées. L'Université est avant tout le lieu de transmission et de transformation de l'ensemble des savoirs, des idées, des valeurs, de la culture. A partir du moment où l'on pense que l'Université a principalement ce rôle, elle apparaît dans sa dimension trans-séculaire; elle porte en elle un héritage culturel, collectif, qui n'est pas seulement celui de la nation mais de l'humanité, elle est trans-nationale. Il s'agit maintenant de la rendre trans-disciplinaire. Pour ce faire, il faudrait y introduire les principes et les opérateurs de la réforme de pensée que j'ai évoqués. Ce sont ces principes et ces opérateurs qui permettront de relier les disciplines à travers une relation organique, systémique, tout en les laissant librement se développer.

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