Edgar Morin: Réforme de pensée et éducation, texte intégral ici, sur le site du CIRET (Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires).
Je crois que la réforme, pour
être porteuse d'un vrai changement de paradigme, doit être pensée non seulement
au niveau de l'université, mais au niveau de l'enseignement primaire. La
difficulté est d'éduquer les éducateurs, ce qui est le grand problème que
posait Marx dans une de ses thèses fameuses sur Feuerbach " Qui éduquera
les éducateurs ? " Il y a une réponse, c'est qu'ils s'auto-éduquent
eux-mêmes avec l'aide des éduqués.
Je suis convaincu que c'est à
l'école primaire que l'on peut essayer de mettre en place - en activité - la
pensée reliante car elle est présente potentiellement chez tout enfant. Cela
peut se faire à partir des grandes interrogations, notamment la grande
interrogation anthropologique : " Qui sommes-nous, d'où venons-nous, où
allons-nous ? " Il est évident que si l'on pose cette question, on peut
répondre à l'enfant, à travers une pédagogie adéquate et progressive, en quoi
et comment nous sommes des êtres biologiques, en quoi ces êtres biologiques
sont à la fois des êtres physico-chimiques, des êtres psychiques, des êtres
sociaux, des êtres historiques, des êtres dans une société vivant en économie
d'échanges, etc. De là, nous pouvons dériver, déboucher et ramifier vers les
sciences séparées, tout en montrant leurs liens. A partir de ces bases, nous
pouvons faire découvrir ce que peut être la pensée, les modes systémique,
hologrammatique, dialogique, etc.
A l'école primaire, partant, par
exemple, du soleil, on pourra en montrer son organisation étonnante, avec des
explosions incessantes qui soulèvent des problèmes d'ordre et de désordre; on
soulignera son rôle par rapport à la terre, le rôle des photons, indispensable
à la vie : on pourra ainsi envisager gravitation, mouvement, lumière, hydrosphère,
lithosphère, atmosphère, photosynthèse. On le reliera à son rôle dans les
sociétés humaines : institution des calendriers, des grands mythes solaires...
L'étape du secondaire devrait
être celle de la fécondation de la culture générale, de la rencontre entre la
culture traditionnelle et la culture scientifique; le temps de la réflexivité
sur la science, sur sa situation dans le temps, dans l'histoire ; le temps de
la fécondation réciproque de l'esprit scientifique et de l'esprit
philosophique, de la jonction des connaissances. La littérature, elle, doit y
tenir un rôle éminent car elle est une école de vie. C'est l'école où nous
apprenons à nous connaître nous-mêmes, à nous reconnaître, à reconnaître nos
passions. La Rochefoucault disait que sans roman d'amour, il n'y aurait pas
d'amour; il exagérait peut-être, mais les romans d'amour nous font reconnaître
notre façon d'aimer, nos besoins d'aimer, nos tendances, nos désirs. Il est
fondamental de donner à la littérature son statut existentiel, psychologique et
social, qu'on a tendance à réduire à l'étude des modes d'expression. Du même
coup, à partir des grandes œuvres d'introspection comme les Essais de
Montaigne, on inciterait à la nécessité d'auto-connaissance pour chacun ; on
réfléchirait aux problèmes et difficultés qu'elle pose, à commencer par la
présence en chacun d'une tendance permanente à l'auto-justification et à
l'auto-mythifi-cation, à la self deception ou mensonge sur soi-même.
Il s'agit aussi d'affermir et de
complexifier l'enseignement de l'histoire. L'histoire, ce n'est pas seulement
l'histoire des événements, des processus économiques, des dominations et des
soumissions des peuples entre eux. C'est aussi les changements dans les
conceptions de la vie, de la mort, des moeurs, etc.
Il faut que l'histoire devienne
davantage encore multidimensionnnelle et réintroduise les événements qu'elle a
voulu chasser pendant un temps. L'histoire nous rattache au passé : passé de la
nation, des continents, de l'humanité, et par ces passés à notre poly-identité
naturelle, européenne, humaine.
Alors, l'Université ? J'ai déjà
dit qu'il nous fallait dépasser l'alternative : l'Université doit-elle
s'adapter à la modernité, ou adapter la modernité à elle. Elle doit faire l'un
et l'autre alors qu'elle est violemment entraînée vers le premier pôle. Adapter
la modernité à l'Université, c'est rééquilibrer la tendance vers la
professionnalisation. La sur-adaptativité est un danger qu'avait bien vu
Humbolt puisqu'il disait que l'Université a pour mission de donner les bases de
connaissances de la culture et que l'enseignement professionnel doit relever
d'écoles spécialisées. L'Université est avant tout le lieu de transmission et
de transformation de l'ensemble des savoirs, des idées, des valeurs, de la
culture. A partir du moment où l'on pense que l'Université a principalement ce
rôle, elle apparaît dans sa dimension trans-séculaire; elle porte en elle un
héritage culturel, collectif, qui n'est pas seulement celui de la nation mais
de l'humanité, elle est trans-nationale. Il s'agit maintenant de la rendre
trans-disciplinaire. Pour ce faire, il faudrait y introduire les principes et
les opérateurs de la réforme de pensée que j'ai évoqués. Ce sont ces principes
et ces opérateurs qui permettront de relier les disciplines à travers une
relation organique, systémique, tout en les laissant librement se développer.
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