mercredi 5 décembre 2012

Philosopher avec les enfants



L'éducation philosophique : positions critiques et questions pratiques un texte de Nicolas Go (UMR-ADEF Université de Provence), Conférence de philosophie de l'éducation donnée le 28 novembre 2008 à l'Université d'Egée, en Grèce, sous l'égide de la Commission Nationale Hellénique pour l'UNESCO - Texte intégral à sur le site du journal des chercheurs
  
Extraits
Hormis quelques grands éducateurs, tels que Plotin, accueillant et éduquant des enfants dans sa propre maison, ou Epicure, qui recommandait de philosopher le plus tôt possible, les philosophes de l’Antiquité ne se sont pas beaucoup préoccupés des enfants. Ils n’en étaient pas tout à fait ignorants : Platon a imaginé leur éducation, Aristote fut le précepteur d’Alexandre, Quintilien des petits neveux de l’empereur romain Domitien, Sénèque de Néron. (…)

Philosopher, c’est penser mieux pour vivre mieux. Qu’est-ce que vivre mieux ? Il faut, pour répondre, faire au moins un peu de philosophie. Qu’est-ce que penser mieux ? C’est, pour un philosophe, engager un travail par lequel on pose un problème, et on engage un effort de vérité. C’est aussi élaborer les moyens de le faire, en créant des concepts et en produisant des raisonnements, car la vérité n’est jamais donnée : elle résulte d’un travail d’examen. Tout cela nécessite, bien entendu, de pousser plus loin les définitions : qu’est ce qu’un problème, un concept, un raisonnement philosophiques ? Pour être rigoureux, il faut les rapporter aux œuvres de philosophie, car chacune produit ses propres réponses. Il ne suffit plus de définir, il faut alors étudier l’histoire de la philosophie, et la pensée à l’œuvre. C’est à partir de là qu’on devient progressivement capable de penser soi-même, de penser mieux pour vivre mieux. Personne ne peut vivre à notre place, ni par conséquent philosopher. C’est une activité de longue durée, car l’enjeu n’est pas la seule production de connaissances (réservée à l’histoire de la philosophie), c’est la création de soi-même. La philosophie est, dans le fond, un art de vivre par l’activité de la pensée. Elle provoque un effet de conversion, de métamorphose, de metanoïa. (…)

Qu’est-ce qu’éduquer ?

Le problème de l’éducation philosophique renvoie à celui, plus fondamental, d’une philosophie de l’éducation. Sa question est radicale : qu’est-ce que l’éducation, ou qu’est-ce qu’éduquer ? Elle est également première, non pas chronologiquement, mais comme primauté : elle devrait continuellement se poser. 
Je ne veux pas ici définir l’éducation, ce qu’il faudrait faire par des séries de distinctions : elle enveloppe l’instruction, la formation, sans s’y superposer, elle évoque la chaîne savoir/savoir-faire/savoir-être, ou encore la continuité entre éducation de l’enfance et éducation tout au long de la vie, etc. Je voudrais seulement évoquer quelques enjeux.

Prendre soin de son âme, gagner l’amitié de soi-même, détourner le regard, sculpter sans cesse sa propre statue, les leçons des Grecs anciens sont nombreuses, mais toutes, et quelles que soient les manières préconisées, se résument sans doute dans cette formule : tendre vers la sagesse, considérée comme le « bien suprême ». D’autres conceptions ont également historiquement vu le jour, comme par exemple gagner l’émancipation politique, ou plus simplement chercher la vérité, l’éducation se superposant souvent avec la philosophie elle-même. Elles sont aujourd’hui beaucoup plus prosaïques, utilitaires, pour ne pas dire idéologiques : s’instruire selon des programmes évalués, ou s’adapter à la société, lorsqu’elles ne sont pas vulgairement écartées au profit de questions techniques, institutionnelles ou didactiques. L’enjeu le plus évident me semble ainsi consister à tout simplement poser la question : qu’est-ce qu’éduquer ? Ce qui ne signifie pas « comment éduquer », mais « quel est le sens même de l’éducation ? ». 

Je m’en tiendrai pour ma part à la conception de la Grèce antique : son sens, c’est l’amour de la sagesse, qui doit être elle-même définie. Pourquoi ? Parce que cela me paraît être la meilleure manière de répondre rigoureusement à la question philosophique par excellence : « comment vivre ? ». Parce que toutes les autres questions en découlent, qu’elles portent sur la politique, l’économie, les sciences, les techniques, l’éducation… Je disais qu’en philosophie, il n’y a (presque) pas de vérités, il n’y a que des problèmes. Et des concepts, que l’on crée pour les élucider. Alors, posons le problème de l’éducation, formulons-le et créons des concepts. Travaillons sur le sens. Les enjeux ? La lucidité (contre les illusions, les croyances, les opinions, les consensus, contre la bêtise dirait Nietzsche) ; la vérité (contre les erreurs et l’ignorance) ; la liberté (contre les impostures, les injustices, l’oppression, la domination, l’assujettissement, l’exploitation) ; la jouissance d’exister. En somme, la vie bonne.

Et les enfants dans tout ça ? Ils ne sont pas très loin. Offrons-leur des commencements : vagabonder aux frontières, cheminer dans l’interrogation du sens, élaborer des approximations au voisinage de la philosophie, pour s’en approcher. Humer, pressentir, rencontrer, confronter, argumenter un peu, pour apprendre à méditer sur ce que c’est qu’être un homme. Aux professeurs cette belle formule de Montaigne : faire bien l’homme et dûment.

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