Les débats autour des compétences
informationnelles des jeunes, leurs habiletés, leur naïveté, leur absence de
sens critique sont entrés désormais dans le champ de la banalité. Ils
acquièrent des connaissances « futiles » et pas des connaissances
« utiles », déclarait un orateur lors de la conclusion du séminaire
sur le manuel numérique organisé par le ministère de l’éducation les 20 et 21
janvier à l’ENS de Lyon. Ils ne maîtrisent pas réellement l’ordinateur disent
les autres enseignants, il leur faut des cours d’informatique disent encore
d’autres, fiers d’annoncer qu’ils ont obtenu une option informatique en
terminale et que l’informatique entre à nouveau dans l’enseignement.
Mais ce qui est le plus étonnant
dans ces débats c’est que, dans la plupart des propos, deux dimensions sont
ignorées ou modestement avancées, mais jamais intégrées dans les raisonnements
: la première dimension est la question de la maîtrise des adultes, l’autre est
la définition de la culture informationnelle. Enfin une proposition récurrente
traverse toutes ces prises de parole le monde académique saurait définir ce
qu’il faut maîtriser et que ce qui n’en fait pas partie est donc une
« futilité », une « illusion ».
L’histoire est têtue, à moins
qu’à nouveau l’amnésie ne continue de faire des ravages : « Dans une
classe de lycée, remplacer Racine par Brecht, c’est modifier le rapport de
l’enseignement avec une tradition autorisée, reçue de chez nous, liée aux pères
et à des valeurs « nobles »; c’est aussi introduire une
problématique politique contraire au modèle culturel qui établissait le maître
(d’école) en manuducteur de l’expression populaire » (manuducteur : Se
disait autrefois d’un officier qui, placé au milieu du choeur, donnait le
signal aux choristes pour entonner, marquait le temps et battait la mesure. –
Littré en ligne). L’auteur de ce propos poursuit un peu plus loin de la manière
suivante : « Chez les enseignants est apparu un sentiment d’insécurité.
Il coexiste avec la conscience de
leur extériorité par rapport aux lieux où la culture se développe, l’usine les
mass media, les techniques, les grandes entreprises… L’enseignant flotte à la
surface de la culture : il se défend d’autant plus qu’il se sait fragile. Il se
raidit. Il est porté à renforcer la loi sur les frontières d’un empire dont il
n’est plus sûr. » A ce texte publié en 1974, il est intéressant d’associer
un texte publié en 1983 : « Faut il encore une école ? Oui et plus que
jamais, pour trois raisons : la communication, la distance, la mémoire [...]
l’école pourrait d’abord être le lieu de la « table du savoir »,
table au sens traditionnel. Non pas tant le lieu de la communication du savoir,
mais le lieu de la communication entre des hommes qui ont emmagasiné des
connaissances à partir de la multiplicité de leurs récepteurs
individuels ».
Renvoyons donc à la lecture du
livre « la culture au pluriel » de Michel de Certeau (Points 1973 –
1987) ainsi qu’à celle du livre « Les nouveaux modes de comprendre »
de Pierre Babin et Marie France Kouloumdjian (Le Centurion 1983). Bien d’autres
auteurs nous ont avertis depuis longtemps, le signe de la peur du monde
académique c’est son déni ou sa tentative de normalisation lorsqu’une culture
autre que celle qu’elle promeut émerge. Avec les TIC il y a malheureusement
plus de trente années que l’on observe cela. La lecture de cet article
(http://www.cyberpresse.ca/place-publique/editorialistes/francois-cardinal/201101/14/01-4360295-nos-eleves-illettres-numeriques.php)
de François Cardinal devrait pourtant nous faire réfléchir. Intitulé »
Nos élèves, ces illettrés numériques… » l’auteur met en évidence la
carence du monde scolaire. Sans entrer dans le détail de l’argumentaire (un peu
léger cependant), on peut déceler derrière ces propos les trois dimensions qui
sont proposées à notre réflexion ici. En filigrane de ce propos et en faisant
du lien avec de nombreuses observations, les enseignants, comme de nombreux
adultes, sont très loin de maîtriser l’usage de ces technologies mais ce sont
parfois (mais pas toujours) les mêmes qui voudraient imposer aux jeunes cette
maîtrise dont ils ignorent même le sens réel.
Car c’est le contour de cette
maîtrise qui a bien du mal à émerger des propos des uns et des autres. Les
critiques nombreuses du B2i ou du C2I n’ont que rarement amené à un réel
travail de recomposition (comme celui, par exemple, qui avait été fait entre
2006 et 2008 à propos de la « numériculture »
http://numericulture.org/). Or le mérite de ces certifications était bien de
s’attaquer aux deux supposés problèmes posés par les TIC à l’école : un travail
technique et un travail culturel. Certes il y avait à redire et nous n’avons
pas manqué de le signaler, mais force est d’observer que les résistances, mais
surtout les oppositions (au delà des rituels « temps-moyens-formation) ont
été nombreuses. Quant à la distance critique, l’ignorance n’a jamais permis de
la créer. C’est au contraire de la connaissance que nait la distance critique;
relisons Condorcet pour s’en convaincre, mais observons qu’autant il cherchait
à ouvrir vers la connaissance, autant il cherchait à imposer un contrôle fort
sur cette connaissance, ce contrôle repris ensuite par Jules Ferry et continué
encore de nos jours par de nombreux acteurs politiques de l’éducation.
Un enseignant se questionnait
l’autre jour à propos des opinions personnelles : comment en tant qu’enseignant
amener les élèves à dépasser les « premières impressions » pour
aller vers la distance critique sans entrer dans le même cercle infernal qui
consiste à opposer l’opinion de l’enseignant à celle de l’élève ? La meilleure
réponse trouvée est tirée de deux approches : le questionnement Socratique (la
maïeutique), le scepticisme argumenté (et non de principe). Malheureusement
l’enseignant nous disait qu’avec l’environnement médiatique, il se sentait lui
même en grande difficulté pour y parvenir. Manque d’outils d’analyse, manque de
connaissance sur les dispositifs et les techniques, manque de connaissance de
l’histoire des évolutions scientifiques et techniques, etc…
Interrogeons les
enseignants du secondaire et du supérieur sur leur sentiment de maîtrise des
TIC, mais aussi de l’environnement informationnelle et de la culture associée
(information literacy…) et l’on se rendra rapidement compte qu’ils rivalisent
souvent avec leurs élèves mais dans un autre sens : si souvent ils se sentent
apte à maîtriser cet environnement, quelques mises en situation nous révèlent
rapidement qu’une grande majorité reste très démunie et n’a, comme les élèves
que des compétences de surface. Car les contextes sont nouveaux : non seulement
il y a la maîtrise technique, mais aussi il y a la gestion dynamique de
l’information et de la communication. Or ces deux champs de compétences ne sont
pas aussi développées qu’on le pense : il suffit d’ailleurs pour s’en
convaincre de noter l’importance de la demande de formation dans ces domaines
chaque fois qu’on évoque le développement des TIC dans l’enseignement. Or la
particularité de ces évolutions est de ne pas se satisfaire d’une connaissance
théorisée et de nécessiter une pratique avancée régulière et surtout une forte
capacité à « apprendre de l’expérience ». Et cette dernière
compétence est particulièrement développée, dans le domaine des TIC par les
jeunes (mais pas théorisée…).
Faire des cours d’informatique,
faire des cours d’information, faire des cours de communication…. Belles
intentions et nécessités probables, mais largement insuffisantes si elles ne
sont pas précédées d’une longue analyse des pratiques spontanées (futiles) mais
surtout très avancées, mais pas dans le sens scolaire… Or l’une des constantes
des discours sur le domaine va à l’envers : commencer par faire cours et
ensuite appliquer ! Mais d’abord cela n’est pas le modèle d’apprentissage
développé par nos élèves, et ensuite c’est de « processus de
structuration » dont ont réellement besoin les jeunes comme les adultes.
Le sens des cours d’informatique ou de communication etc… n’apparait pour les
jeunes que s’il permet de comprendre des pratiques réelles non scolaires
d’abord et s’il leur permet d’aller plus loin en les amenant à des pratiques
« structurantes » et « analysées »; mais pas seulement dans
ces cours mais surtout dans toutes les occasions d’usage. Et c’est bien là que
très souvent le frein est mis. Mais comme pour la méthodologie, impossible de
développer des compétences sans contexte; comme pour l’apprentissage, un savoir
ne se transforme en connaissance que s’il est utilisé, et pas dans des
exercices systématiques, mais dans des situations complexes. C’est pourquoi ces
savoirs, informatiques, informationnels et communicationnels ne peuvent être d’abord
étudiés pour eux-mêmes.
Quand à l’esprit critique, il ne
peut se développer que dans cette dialectique qui permet de comprendre que les
outils ne sont jamais neutres, et qu’ils prennent sens dans des contextes dans
lesquels les acteurs les manipulent, les utilisent, les
« instrumentalisent ». Les enseignants sont en réalité très démunis
pour mettre en oeuvre cet esprit critique pour eux-mêmes et aussi pour le faire
développer par leurs élèves. Il y a plusieurs explications à cela dont la principale
est que cela demande du temps et de l’activité, ce qui va à l’opposé d’un
système scolaire qui « accumule » toujours plus de savoirs sans
toujours se poser la question de leur maîtrise, et de la durée nécessaire à
leur maîtrise.
Les TIC ont cette particularité
d’être disponibles aussi bien dans le système d’enseignement qu’en dehors, il
est très regrettable que l’on ne profite pas de cela pour faire du lien, et
préférer trop souvent une opposition, voire dans certains cas un mépris… Or les
jeunes sont en train de rendre au système scolaire un retour assez juste de
cette opposition : ils l’ignorent…
A suivre et à débattre…
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