« Sud Ouest Dimanche ». Quelle distinction faites-vous entre
compétition et émulation ?
Albert Jacquard. La compétition, c'est « je ». Je cours contre
vous, vous courez plus vite que moi. Cela me désole. Comme je veux arriver
premier, j'en prends tous les moyens, y compris la tricherie. C'est cela, la
compétition. C'est vouloir l'emporter sur l'autre, ce que fait presque sans y
penser la société d'aujourd'hui.
L'émulation, c'est je cours avec
vous, vous arrivez plus vite que moi et loin d'en être désolé, j'en suis tout
heureux car vous avez des leçons à me donner sur ma façon de courir.
L'émulation, c'est être content d'être dépassé par l'autre dans l'espoir qu'il
vous ouvre des possibilités nouvelles. C'est l'exact opposé de la compétition.
Tout le reste découle de cette
distinction. Ce que je cherche, ce n'est pas d'être meilleur que l'autre, ce
qui n'a aucun intérêt, mais d'être meilleur que moi-même, ce qui est
merveilleux.
La compétition n'est-elle pas constitutive du sport ?
Je ne le pense pas. « Sport » est
un magnifique mot qui vient d'Angleterre, dont le propos est de nous faire
comprendre qu'il s'agit de s'améliorer soi-même tout au long de la vie.
Cette confusion entre sport et
compétition a été exacerbée par la société d'aujourd'hui, qui ne cherche de
source de dépassement de soi-même qu'à travers la confrontation avec l'autre.
C'est absurde. On peut se sentir meilleur que l'autre mais ne pas en faire le
moteur de toute notre activité.
Vous n'êtes pas un historien du sport. Avez-vous une idée cependant du
rapport à la performance dans l'idéal olympique, dans l'Antiquité ?
D'après des historiens, les
coureurs ou les sportifs au temps des Grecs essayaient de donner le meilleur
d'eux-mêmes. Mais il n'est pas évident qu'ils allaient jusqu'à employer les
moyens de tricher, comme c'est devenu courant dans l'approche du sport
contemporain. L'enjeu de civilisation contenu dans les jeux grecs était
supérieur. Il visait à éviter la guerre.
La vraie finalité n'était pas
d'être premier mais de participer à la paix. Les sportifs d'aujourd'hui qui se
réclament des jeux grecs pour ne songer qu'à dominer l'autre trahissent le
sport.
Vous être très radical…
Oui. Quand on malmène son corps
pour éliminer l'autre, détruire l'autre, on aboutit à des attitudes néfastes.
Les sponsors qui contraignent des jeunes gens talentueux à pratiquer à longueur
de journée une seule et même activité pour gagner de l'argent sont des
proxénètes. Les gens qui raisonnent comme moi
sont rares. Mais cela se développera.
Vous comparez les sportifs de haut niveau à des gladiateurs. À des
esclaves, même…
C'est ce qu'ils sont. On ne les
tue pas, du moins pas à chaque fois, mais on leur donne comme objectif dans la
vie de l'emporter sur l'autre. C'est un message de destruction. Vouloir gagner,
c'est vouloir fabriquer des perdants. J'ai le droit d'être scandalisé.
Si l'un de mes petits-enfants
devenait un joueur de tennis de haut niveau, j'en serais triste. Il
développerait bien sûr une capacité à taper fort et juste. Mais quel est
l'intérêt ? Un beau jour, il ne saurait plus et serait écœuré.
Laure Manaudou passait six ou
sept heures par jour à nager dans une piscine. C'est une condamnation qu'on
n'aurait pas imposée à un nageur de Carthage ou de Rome.
Pourtant, bien des familles françaises rêveraient d'avoir un champion
parmi leurs enfants. Que leur répondez-vous ?
Que je n'en vois pas l'intérêt,
sauf le fric. Cette confusion entre le sport et l'argent est monstrueuse. C'est
une erreur sur l'objectif du sport. Passer des heures à devenir champion, au
sens où nous l'entendons dans la société actuelle, n'apporte rien, sauf la
vanité d'être plus fort que l'autre. C'est infantile. Le but d'une vie, c'est
de se créer. Là, on propose à des jeunes de consacrer cette durée si courte de
la vie à une activité ridicule.
Comment réagissent les sportifs de haut niveau à votre point de vue ?
Je me suis rendu à une invitation
de l'Institut national du sport, dans le bois de Vincennes. Je ne suis pas
arrivé à les mettre en colère contre moi. Ils étaient d'accord. Car ils sentent
bien qu'ils vont dans une direction où ils ne se construisent pas eux-mêmes. Où
ils sont soumis en permanence. Or, accepter d'être soumis à 20 ans n'est pas
bon signe.
Comment expliquez-vous une telle adhésion de la société à ce que vous
décrivez comme une déviance ?
C'est lié au fait qu'on essaie de
tout juger en fonction d'un seul nombre. Tout tient dans la performance. Que
l'on apprécie avec quelque chose d'unidimensionnel, des notes. Ce qui est
unidimensionnel ne peut pas être nuancé. Se consacrer à lutter sur un seul
critère, c'est se borner à un regard complètement atone et arbitraire. Les
chronomètres ne mesurent rien d'intéressant pour nous.
Par quoi substituer le culte de la performance ?
Par celui du beau jeu, par
exemple. Il suffit de changer les règles.
L'esprit de partage et de compétition sont-ils compatibles ?
Non. Il faut choisir. Quand Alain
Mimoun et trois autres champions étaient arrivés groupés au bout d'un 5 000
mètres, l'esprit de partage aurait consisté à les déclarer tous vainqueurs.
L'esprit de compétition conduisit à les départager au centimètre et au centième
de seconde près, avec force photos.
La plus belle course à la voile
aura été celle de Bernard Moitessier qui, en 1968, était arrivé premier mais
avait refusé de franchir la ligne d'arrivée du vainqueur.
Quel est votre sportif préféré ?
Théodore Monod. Lui a pu
traverser le désert avec quelques litres d'eau. Sans en faire une source de
gloire mais d'entraînement. Lutter contre soi-même, c'est cela le véritable
sport.
Bravo Mr Jacquard...aider un enfant à grandir. Ce n'est pas le casser ni le formater pour la gloriole des parents. Elever un enfant avec amour et dans le respect de ce qu'il est ; il n' y aurai plus de guerre sur la planète.
RépondreSupprimerVous avez du courage..persévérez...afin que de plus en plus de parents intègrent cette vérité. Mamie
Commenter signifierait avoir quelques chose à ajouter pour le bien de l'exposé. Je "post" juste pour signifier ici mon accord avec les propos et la réflexion de M. Jacquard.
RépondreSupprimerMerci pour vos commentaires.
RépondreSupprimerBelle et profonde réflexion de M. Jacquard en effet.
Comme ce passage, tout aussi intense : "Ce que je cherche, ce n'est pas d'être meilleur que l'autre, ce qui n'a aucun intérêt, mais d'être meilleur que moi-même, ce qui est merveilleux."
En cela, l'éducation est un processus de transformation incessant, qui a lieu tout au long de la vie, dans lequel je gagne en liberté, en responsabilité, et dans lequel je me rencontre toujours plus.