Jacques Salomé, dans Psychanalyse Magazine.
La relation inconsciente des
adultes et surtout des parents envers les enfants s'est considérablement
modifiée au cours du dernier siècle. Autrefois, les enfants étaient vécus comme
une richesse. En avoir beaucoup participait à la survie de la famille. Ils
contribuaient à l'entretien et à l'agrandissement du patrimoine. Aujourd'hui
les enfants coûtent cher, très cher malgré toutes les aides et soutiens divers
de l'État. Une enquête récente a montré que de 0 à 18 ans un enfant revient à
quelques 103 000 euros. C'est le prix d'une résidence secondaire !
Ce glissement des valeurs
entraîne des ambivalences cachées qui s'exprimeront de plusieurs manières :
soit un excès d'amour et de soins (dans l'histoire de l'humanité, on n'a jamais
autant fait pour l'enfant, en particulier pour les jeunes enfants), avec, en
parallèle à ces attentions, des demandes et des exigences accrues de la part
des parents. Ceux-ci veulent des résultats et une réussite scolaire brillante,
cette exigence de réussite devant compenser les sacrifices réalisés par eux !
Une catégorie nouvelle de parents a vu le jour en quelques vingt-cinq ans : les
parents d'élèves qui s'investissent dans l'accompagnement d'une scolarité de
plus en plus longue. D'autres éléments vont constituer la base du mouvement
profond qui touche à l'évolution des relations parents-enfants. Autrefois, les
parents dominaient les enfants et gardaient le sentiment qu'ils pouvaient
influencer leur comportement et leur devenir. Aujourd'hui, les enfants font
peur aux adultes qui se sentent démunis et sur la défensive.
Répondre aux besoins de l’enfant
Un
autre phénomène s'est particulièrement affirmé dans les cinquante dernières
années, qui a commencé après la deuxième guerre mondiale. Les parents, ne
voulant pas faire vivre à leurs enfants la souffrance et les privations dont
ils avaient été l'objet, ont commencé à les élever dans l'ordre du plaisir et
avec une surprotection qui tendait à nier les contraintes et les obligations de
la dure réalité. Ils ont, d'une certaine façon, déroulé sous leurs pas un tapis
rouge pour faciliter, croyaient-ils, leur développement et leur bonheur. Et, ce
faisant, ils oubliaient de respecter une des grandes règles nécessaires aux
relations parents-enfants, que je pourrais énoncer de façon simple, en
rappelant que les parents sont là pour répondre aux besoins des enfants et cela
jusqu'à un certain âge et non pour satisfaire tous leurs désirs... Pour la
satisfaction des désirs, il y a du temps prévu, des occasions, des rituels,
tels la Noël, les anniversaires, des récompenses pour des réussites, des
gratifications à l'occasion d'un événement exceptionnel...
Une psychologisation excessive
Le
mouvement de Mai 68 a renforcé le processus, avec développement d'un laxisme,
d'un laisser-faire, d'une pseudo- compréhension libertaire, entretenant une
négation du principe de réalité au profit d'un plaisir exigé comme un dû. Ce
changement de mentalité a contribué à entretenir l'illusion d'une
toute-puissance infantile du désir, déjà potentielle chez tout enfant. Il y a
eu aussi, me semble-t-il, une psychologisation excessive des relations
parentales qui laissait croire qu'on risquait de traumatiser ces chères têtes
blondes ou brunes, si on les privait. En s'opposant à leurs désirs, en les
frustrant dans leurs demandes, ne risquait-on pas de provoquer des troubles
dans leur développement ultérieur ? Ainsi sont apparus, en trois décennies, ce
que j'appelle les enfants du désir : tout, tout de suite, sans prix à payer ou
sans contrepartie. Aujourd'hui, ces enfants, ces adolescents sont très
reconnaissables, avec des conduites et des comportements d'une grande
inconstance, connaissant un degré élevé de besoins, de recherche de
satisfaction qui ne tient compte ni du réel, ni des engagements pris, ni des
contraintes élémentaires du quotidien.
- Je sais, maman, que tu m'avais
donné mon argent dimanche dernier pour toute la semaine mais nous sommes
mercredi, j'ai tout dépensé et j'ai quand même envie d'aller au cinéma avec les
copains ; en plus, j'ai besoin de cigarettes, il faut que tu me donnes de
l'argent…
ou encore :
- Maman, j'ai besoin d'une paire
de baskets...
- D'accord, allons dans une
grande surface, où elles seront moins chères...
- Oui, mais je veux des Nike ou
des Adidas...
Si les parents avaient appris à
se positionner, en se rappelant qu'ils sont là pour répondre aux besoins et non
aux plaisirs faciles sans limites, ils auraient répondu :
- Moi, je m'engage pour vingt
euros et si la paire que tu souhaites coûte cent euros, tu investiras tes
économies pour payer la différence…
Une réalité préoccupante
Mais les
choses se passent rarement comme je viens de le décrire. Quel que soit le
niveau des ressources de la famille, les parents comblent ce pseudo-désir,
répondent aux demandes, anticipant même parfois la demande. Ces enfants
consommateurs se sont construits avec un seuil de frustration très bas. Ainsi,
toute rencontre avec la réalité est en décalage permanent avec leurs attentes
et sera donc vécue, soit comme une agression, soit comme une injustice. Cette
réalité qui s'oppose à la satisfaction des désirs pulsionnels et instinctifs
sera perçue, par beaucoup, comme une violence injustifiée à laquelle ces jeunes
individus répondent par une contre-violence. Voici, en quelques mots, les
origines de cette accélération considérable du consumérisme dans lequel
baignent la plupart des enfants aujourd'hui et, cela, non seulement dans la
relation avec les adultes, parents, enseignants mais également entre eux :
- Ma copine de classe me donne,
depuis la rentrée scolaire, des cartouches d'encre pour mon stylo. Maintenant,
elle me dit qu'elle en a assez et ne veut plus m'entretenir ! A la sortie, je
vais lui casser la figure...
Alexandre, douze ans, à son
professeur de français qu'il interpelle :
- Comment ? Vous m'avez mis 9/20
à ma rédaction mais elle méritait au moins 14 ; c'est pas juste ! Vous verrez
si vous ne relevez pas ma note…
Certains qui me lisent penseront
certainement que j'exagère, que cela ne concerne qu'une catégorie d'enfants et
d'adolescents, ceux des banlieues à risques dont parlent les médias... Ils
seraient très surpris de découvrir la banalité des éléments déclencheurs, les
répétitions et les ravages, dans tous les milieux, d'une violence endémique
parfois inouïe allant jusqu'au meurtre.
- Il ne voulait pas me donner son
devoir pour que je puisse le recopier ! Je l'ai passé par la fenêtre ! Ce
con-là est mort, c'est pas ma faute, il fallait pas me refuser...
Outre le déni de l'altérité, il
est donc un autre point sensible, cette sorte d'aveuglement social,
d'insensibilité quant au vécu de cet autre...
- J'ai envie de traverser, je
traverse. De toute façon, ils font exprès de mettre des feux rouges rien que
pour m'emmerder…
- Les autres, j'en ai rien à
foutre, ils n'ont qu'à faire comme moi…
Nécessité de travailler en amont…
Pour
l'instant, la situation semble bloquée et ne peut qu'empirer. Les solutions
apportées en aval sont souvent réactionnelles, circonstancielles, limitées à
réparer les conséquences du désarroi des uns et des autres pour tenter de
limiter cette violence. Il me semblerait important de pouvoir reprendre
certains facteurs en amont. Je crois profondément à la nécessité d'introduire un
enseignement de la communication relationnelle à l'école, de créer des Écoles
de la Parentalité. Je pense qu'il ne suffit plus de se cantonner à une attitude
incantatoire regrettant la perte des valeurs, de mettre en cause la démission
des familles ou de se rehausser sur une idéalisation de ces mêmes valeurs, qui
seront re-mobilisées à l'occasion de manifestations ponctuelles. Il s'agit de
gagner un challenge difficile, pour favoriser une intégration de valeurs
citoyennes au quotidien de la vie familiale, école et loisirs, en sachant que
ces valeurs seront minoritaires par rapport à celles économiques et culturelles
qui dominent actuellement. Il devient primordial d'accepter d'aller à
contre-courant d'un mouvement déjà puissamment inscrit dans les structures
mentales, en se mobilisant pour retrouver des relations plus vivantes de santé
avec nos enfants.
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