La journaliste américaine
Cristina Nehring élève à Paris sa fille trisomique. Et casse quelques idées
reçues sur cette maladie.
Un témoignage vrai et bouleversant.
Si on m’avait dit il y a cinq ans
que j’étais sur le point de mettre au monde une enfant handicapée et atteinte
d’un cancer du sang—pour qui il me faudrait, peut-être pour toujours,
abandonner carrière professionnelle et vie amoureuse—j’aurais envisagé le
suicide. Ce que j’aurais, en outre, considéré comme une réaction raisonnable:
non pas un acte de désespoir, mais un genre d’euthanasie lucide, à la suisse.
J’étais alors une journaliste
free-lance pleine d’allant et une indécrottable romantique que les enfants
n’intéressaient absolument pas. Je m’étais toujours dit que j’aurais un mari
(voire trois) et zéro enfant. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je puisse
avoir un enfant et zéro mari.
Ce n’était pas moi, la femme
enceinte à la chambre de bébé peinte en douze couleurs quatre mois avant la
date du terme. Je n’avais pas de chambre de bébé. Je n’avais même pas de
chambre du tout dans le studio bohême que j’occupais à Paris, où je vivotais
tant bien que mal en gribouillant pour le monde mal en point des critiques
littéraires américains.
Je dois de ne pas avoir
interrompu ma grossesse à un geste aussi irresponsable que romantique: c’était
mon petit ami grec, pas moi, qui voulait un enfant et m’avait imploré de garder
celui-là en dépit de notre relation houleuse et de nos maigres moyens. Presque
tout mon entourage tirait la sonnette d’alarme:
«Tu ne peux pas avoir un enfant
dans des conditions si précaires!» me disait-on—ce qui ne faisait que renforcer
notre détermination. «Je prendrai cette enfant en charge! Je lui donnerai tout
ce dont elle aura besoin», jura le père. «Et quand tous les rabat-joie verront
cette petite blondinette en pleine santé courir sur les pavés, ils se mordront
la langue.»
Il s’avéra que notre enfant
n’était pas blonde; elle n’était pas non plus en bonne santé, et la seule
personne qui s’est mise à courir, ce fut son père. Quand notre fille eut
16 jours, il déguerpit vers les collines de Crète, changea son numéro de
téléphone, supprima son compte mail et ordonna aux membres de sa famille de
couper tous les ponts avec moi.
À partir de ce jour-là, nous
étions deux filles seules à Paris: le bébé mentalement déficient et la mère
d’une ignorance crasse. Un couple voué à l’échec. Ou pas?
Personne ne veut d'un enfant handicapé
«La parentalité nous propulse de
façon abrupte dans une relation permanente avec un étranger» écrit Andrew
Solomon (…)
Pourquoi, demande-t-il, dans
plusieurs centaines d’interviews avec des familles exceptionnelles, «les
parents se consacrent-ils à élever des enfants qui n’ont absolument rien de
ceux qu’ils s’imaginaient pouvoir aimer?»
Pourquoi lier leur vie à celle
d’enfants atteints de trisomie, de nanisme, de surdité, d’autisme, de handicaps
multiples, d’infirmités motrices cérébrales et autres caractéristiques qui leur
sont «étrangères»?
Et, plus étrange encore, pourquoi
parfois «finissent-ils par ressentir de la gratitude d’avoir vécu des
expériences qu’ils auraient (avant) fait n’importe quoi pour éviter?»
Notons que beaucoup parviennent à
éviter ces expériences: dans son chapitre sur la trisomie, Solomon nous
rappelle qu’au moins 70% des Américaines à qui l’on diagnostique un bébé
trisomique interrompent leur grossesse (et j’avoue que j’aurais fait partie de
cette statistique si on me l’avait diagnostiqué).
Un autre groupe—probablement plus
vaste que ce que l’on pense—confient leurs nouveau-nés à des institutions. «J’aimerais
pouvoir vous montrer la liste des gens qui m’ont remis leur enfant» a rapporté
le responsable d’une agence d’adoption d’enfants trisomiques à Solomon. «Ca se
lit comme le Who’s Who in America.»
«Stratégie de la fuite»
Et puis il y a la stratégie de
fuite, encore défendue, de façon assez improbable, par un couple de
professionnels de l’éthique qui, dans la grande tradition d’Adolf Hitler,
continuent de prôner le meurtre d’enfants handicapés vivants.
Les parents qui ne veulent pas de
leur enfant handicapé, défend l’universitaire de Princeton Peter Singer,
devraient avoir le droit de les tuer jusqu’à l’âge d’un an environ (on a le
sentiment qu’il ne serait pas très difficile de le convaincre de prolonger
cette période de grâce). La logique derrière cet argument est aussi puérile que
sinistre:
«La plupart des femmes qui
éliminent un bébé non voulu en produiront un autre, désiré celui-là» revendique
Singer, «et la perte en bonheur de celui qui est tué (dont la vie n’aurait pas
été satisfaisante) est compensée par le bonheur de l’enfant sain qui le suit.»
Au-delà de la question de savoir
s’il est possible de mesurer le bonheur au kilo et, plus dérangeant encore, de
comparer le bonheur réel d’un enfant qui existe au bonheur potentiel d’un
enfant qui n’existe pas, un cliché de la psychologie du développement veut que
les enfants atteints de handicaps comme la trisomie dépassent souvent leurs
pairs en termes de joie de vivre.
Quelque chose dans la confiance,
la ténacité et la tendresse dont ils font preuve—ainsi que leur implication
souvent désinhibée envers les autres—semble leur permettre de vivre des vies
qui ne sont pas plus sombres que celles d’intellectuels sensibles mais plus
intelligents.
«Ma fille est un mystère depuis toujours»
Paris, automne 2012.
Je suis assise à côté de ma fille
aux lèvres cerise et à la peau de porcelaine, qui a aujourd’hui 4 ans. Je
sors de la fourgonnette médicale qui nous a ramenées à la maison depuis son
école maternelle et je la soulève pour la poser sur le trottoir. Elle glousse
et tend deux doigts pour me caresser la joue.
Avant que le chauffeur ait eu le
temps de repartir, je la prends sur mon cœur, puis l’éloigne de quelques
centimètres, souris émerveillée en réponse à son sourire radieux et me mets à
embrasser son visage, ses cheveux et ses tempes tandis que les badauds chargés
de courses s’arrêtent pour nous regarder.
Mes balades en ville avec
Eurydice sont ponctuées de remakes spontanés du «Baiser» de Doisneau—excepté
que les amoureux sont remplacés par une maman et son enfant. Les choses sont
loin d’être faciles: avant que nous ayons pu parcourir les 250 mètres qui
séparent la portière de la camionnette médicale de notre immeuble, Eurydice se
sera précipitée trois fois sous les roues des voitures.
Comme quelques autres enfants
trisomiques, elle éprouve l’irrépressible compulsion de partir à l’aventure, ce
qui, associé à son absolue témérité, me stresse bien davantage que beaucoup des
problèmes mieux connus posés par la trisomie.
Marcher avec mon enfant est comme
tenter d’attraper un chaton. Soit vous la tenez par la peau du cou, soit vous
la perdez. Un jour, les pompiers me l’ont rendue après qu’elle s’était échappée
d’une aire de jeux—j’avais tourné la tête un instant; elle avait parcouru six
pâtés de maisons en deux minutes.
Il faut la tenir par la peau du
cou, mais pas seulement physiquement: médicalement et mentalement aussi. Après
avoir souffert toute sa première année d’infections pulmonaires en série,
Eurydice a développé une leucémie fréquemment fatale—autre risque lié à la
trisomie, rare mais pas inexistant.
Six mois de transfusions en
ambulatoire ont cédé la place à sept mois de chimiothérapie en hospitalisation.
Pendant toute cette période, aucune de nous deux n’a pu sortir de la chambre
d’isolement de l’hôpital. Plusieurs fois, Eurydice s’est retrouvée au bord de
la mort. Elle a perdu ses longues mèches châtain et a vu sa douce poitrine de
bébé entaillée pour faire de la place à trois cathéters consécutifs.
Aujourd’hui encore, une grosse
cicatrice barre son cœur sur laquelle—obéissant soit à un inconscient sens
théâtral, soit en mémoire des infirmières qui appliquaient du désinfectant sur
sa blessure—Eurydice aime à étaler du rouge à lèvre rouge sang.
On entend dire parfois—préjugé
dont le livre de Solomon se fait souvent l’écho—que l’autisme est mystérieux,
et que la trisomie ne l’est pas. Les autistes sont des prodiges, introvertis et
incompris; les trisomiques sont juste bêtes et ennuyeux. Et pourtant, à mes
yeux Eurydice est un mystère depuis toujours.
Elle ne parle toujours pas—ou
plutôt, elle ne parle aucune langue connue. Mais elle a énormément de choses à
dire, un sens de l’observation troublant, et une intelligence sociale
étonnante.
Dans l’univers
franco-anglo-allemand dans lequel elle vit, elle a un inventé un patois bien à
elle qui lui sert à tenir des discours solennels si assurés, si bien modulés et
précisément ponctués de gesticulations rhétoriques que des inconnus me
demandent souvent dans quelle langue elle parle.
Où qu’elle aille, elle réunit les
gens—à grands renforts de gestes, elle ordonne aux couples irascibles de
s’asseoir côte à côte et pose leurs mains sur la cuisse de l’autre, elle
réconcilie des camarades de classe qui se disputent en leur joignant les mains,
et charme les adultes allergiques aux enfants avec des sourires enjôleurs et en
imitant minutieusement leurs mimiques.
Ses talents sont à l’opposé des
miens: là où je suis timide, elle a de l’audace; si je suis douée avec les mots
(connus), elle est bonne en théâtre, en danse et en musique; si j’ai peur des
groupes de gens, elle les adore, et les enfants de son école maternelle se
livrent un combat acharné pour avoir le privilège de s’asseoir à côté d’elle à
la cantine, tout comme les infirmières de son hôpital demandaient à être
affectées à sa chambre.
«Indécrottable conformisme»
Suis-je en train de «joyeusement
généraliser» comme le dit Solomon d’autres parents d’enfants trisomiques, «à
partir de quelques rares réussites» de mon enfant? Peut-être. Mais au cours des
quatre dernières années, j’ai appris quelque chose qui a peut-être échappé à
Solomon: toutes nos réussites sont rares. Toutes nos réussites sont
mineures: mes gribouillis, son livre, les meilleurs vers des plus grands
poètes.
Nous brodons sur nos minuscules
lambeaux d’idées comme si le monde en dépendait, lorsque c’est surtout nous qui
en dépendons. Souvent, un chat ou un chien dépourvu de toutes nos capacités si
évoluées apportent bien davantage de réconfort à notre voisin que nous
(réfléchissez: vous préféreriez vivre avec Shakespeare ou avec un adorable
chiot?)
Chacun d’entre nous n’a la
capacité de donner qu’un petit peu de joie à ceux qui nous entourent. Je suis
prête à parier qu’Eurydice en offre autant que n’importe qui d’autre.
Alors que j’écris ces mots, il ne
m’apparaît pas clairement que Solomon ait appris tout ce qu’il aurait pu de ses
dix années d’enquête sur les parentalités différentes. Certes, il est arrivé à
plusieurs conclusions convaincantes: «L’amour difficile n’est en rien inférieur
à l’amour facile» écrit-il, et «La diversité est ce qui nous unit tous.»
Si elles ne prennent pas de
risque, ces observations sont bien articulées et abondamment corroborées.
J’adhère tout particulièrement à son point de vue sur la lutte: «La fin
heureuse des tragédies,» remarque-t-il, «a une dignité qui dépasse la fin
heureuse des comédies.»
Guerriers jusqu’au fond du cœur,
nous chérissons ce pour quoi nous sommes partis en guerre bien davantage que ce
qui nous a été offert sur un plateau d’argent avec une garantie à vie.
C’est quand Solomon passe à sa
vie à lui après des centaines de pages consacrées aux vies différentes,
handicapées et combatives des autres que son indécrottable conformisme émerge
de la façon la plus évidente—ainsi que sa lâcheté. En fin de compte, Solomon
veut seulement obtenir un bébé haut de gamme.
Tout en regrettant vite fait bien
fait le «privilège économique» nécessaire à la fabrication de sa parfaite
progéniture, il devient «extrêmement précautionneux lors de la sélection de
l’œuf.»
Ayant préparé le terrain de ses
missions reproductrices en épousant son partenaire lors d’un «mariage précipité»
dans le domaine ancestral de feu la princesse de Galles Diana, Solomon passe au
crible les profils de donneurs, consulte des avocats et fait le tour du monde
pour négocier des conditions de parentalité optimales.
Mais quand naît le petit garçon
et qu’il lui faut passer un scanner assez courant de cinq minutes, Solomon est
prêt à prendre ses jambes à son cou. Non seulement il panique, mais il se
retrouve «à essayer de toutes ses forces de ne pas aimer» son nouveau-né et se
voit déjà «le confier aux soins» d’une institution. Tout cela pendant les quelques
instants d’un doute minuscule sur la perfection de son enfant. Tout cela de la
part de l’auteur de Far From the Tree.
L’incident s’avère être une
tempête dans un verre d’eau; le fils de Solomon est parfaitement normal et
renvoyé fissa dans l’un de ses foyers à Manhattan. Et pourtant, assez
curieusement, Solomon se voit comme un survivant de «l’adversité» grâce à cette
expérience:
«Je ressentis quelque chose
d’extraordinaire et de terrifiant pour mon fils tandis qu’il gisait dans ce
scanner digne de Star Trek» écrit-il.
À ses propres yeux, Solomon a
gagné sa place aux côtés des héros: à certains moments, admet-il dans la
dernière phrase de son livre, il lui était arrivé de douter de la santé mentale
des «parents héroïques,» mais à présent il était «prêt à embarquer avec eux
dans le même bateau.»
Difficile d’imaginer que les
parents d’enfants handicapés et mourants reconnaîtront le «bateau» de Solomon
comme le leur. Quoi qu’il en soit, les enfants de Solomon (et il en a
aujourd’hui trois de plus grâce à ses dons de sperme ou à ceux de son
partenaire) ont encore de nombreuses occasions de lui enseigner ce que ses
sujets d’interviews n’ont fait que partiellement lui inculquer.
«Carpe diem chronique»
Moi aussi, j’apprends lentement.
Chaque jour, Eurydice a un millier de choses à m’enseigner, et j’en assimile si
peu à chaque fois. Une des choses que j’ai comprises ceci dit, c’est que plus
j’en fais, plus je suis capable d’en faire. Élever ma fille fait appel à des
ressources qui n’existaient pas en moi il y a cinq ans.
Sous de nombreux aspects, c’est
encore un bébé—ni continente, ni capable de parler. Certains jours, j’ai peur
qu’elle ne passe du statut de bébé à celui d’invalide. Les risques médicaux
sont légion avec la trisomie, et ils arrivent vite.
J’ai des raisons de croire que
l’avenir pourrait bien être plus difficile—et non plus facile—que le présent.
Mais si certains experts (cités maintes fois par Solomon) ont laissé entendre
que cela provoquait une «tristesse chronique» chez les parents d’enfants trisomiques,
moi je trouve que cela engendre un «carpe diem chronique»—un désir permanent de
profiter du jour présent et de tirer le meilleur possible de chaque instant—et
de moi-même.
Je sais que je ne pourrai pas
«passer le flambeau» à Eurydice comme l’espèrent parfois certains parents avec
leurs enfants. Elle ne va pas reprendre mon «affaire» ni épouser ma vocation:
si je veux que des écrits adoucissent un peu le monde, je ferais mieux de m’y
coller moi-même—au diable les contraintes. Mon enfant n’est pas du genre à
porter un flambeau: elle a déjà son propre sceptre.
Je sais aussi qu’il est peu
probable qu’elle grandisse complètement: elle ne quittera sans doute pas la
maison à 18 ans pour me laisser vaquer à mes propres aventures, alors
c’est maintenant que j’essaie de les vivre.
Ma gamine sous le bras, j’accepte
tous les déplacements que je peux obtenir d’un rédacteur en chef, je monte dans
tous les trains, j’escalade tous les murets, et plonge mon nez avec ferveur
dans chaque haute tulipe. C’est probablement un bon modus operandi pour
chacun d’entre nous.
La joie qu’Eurydice prend dans
chaque détail de la vie est la qualité la plus contagieuse que j’aie jamais
connue. Quand elle jette ses bras autour de mon cou comme elle le fait chaque
jour, chaque soir, ma peur la plus récurrente n’est plus une récidive du
cancer, une démence précoce, une maladie cardiaque ou la surdité—ni même le
fait qu’Euridyce grandit trop lentement.
Le fait que mon angoisse la plus
récurrente puisse être qu’elle grandit trop vite—qu’un jour elle sera peut-être
trop mûre pour m’offrir ces énormes, resplendissantes, intégrales étreintes,
est un témoignage de la transformation radicale que cette enfant a provoquée en
moi.
Si nous arrivons toutes les deux
à éviter cette catastrophe-là, j’ai tendance à penser que nous les éviterons
toutes.
Cristina Nehring
Cristina Nehring est journaliste
freelance et auteur. Elle écrit actuellement un livre leçon de vie basé sur sa
fille.
Traduit par Bérengère Viennot
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