Ivan Illich dans Une société sans école proposait, dès les années 70,
une réflexion radicale sur l'échec de l'enseignement à l'école. Cette dernière,
outil d'un Etat, peut-elle être pensée aujourd'hui autrementcomme il le
suggérait il y a trente ans ?
Je me suis replongée dans "Une
société sans école" de Ivan Illich (1) que j'avais lu sans doute trop
jeune, du temps que j'étais étudiante, non enseignante. Je n'ai pas, à l'époque
où je l'ai lu pour la première fois, suivi les réactions du corps enseignant,
mais je subodore que l'effet a été un peu analogue à celui produit sur le corps
judiciaire par l'analyse de la prison proposée par Michel Foucault dans Surveiller
et punir. En effet, dans les deux cas, ce qui est proposé est la description
d'un échec. La prison, comme l'école, aggrave ce qu'elle était censée
améliorer. La prison crée des délinquants, l'école crée des jeunes séparés de
leurs capacités d'apprendre et de comprendre. Qui plus est, avec une redoutable
efficacité, ces deux institutions réussissent à persuader leurs victimes de ce
qu'ils ont mérité leur destin - on vous a donné votre chance, vous ne l'avez
pas saisie. Et enfin, dans les deux cas, ce qui est proposé est que cet échec
n'en est pas véritablement un.
La vraie réussite de la prison,
selon Michel Foucault est de binariser les classes pauvres, de créer une
opposition entre braves gens et délinquants. Les pires ennemis des délinquants
sont ceux qui se présentent comme ayant su rester honnêtes malgré toutes les
difficultés, et s'indignent souvent de ce qu'on ne s'intéresse pas à eux, mais
à ceux qui ont cédé à la tentation et aux facilités. La vraie réussite de
l'école pourrait bien être du même type, selon l'analyse d'Illich. Ceux qui
échouent sauront que c'est leur incapacité qui explique leur destin. "Ni
dans le Nord, ni dans le Sud, les écoles n'assurent l'égalité. Au contraire,
leur existence suffit à décourager les pauvres, à les rendre incapables de
prendre en main leur propre éducation. Dans le monde entier, l'école nuit à
l'éducation parce qu'on la considère comme seule capable de s'en charger" [p.22].
Depuis Illich, l'institution
scolaire a été critiquée, mais jamais, je pense, avec cette radicalité. Car ce
qu'il met en question ne peut être "réformé", que ce soit par la
bonne volonté des enseignants, par des innovations pédagogiques, ou par la
tentative d'évaluer non plus l'acquisition des matières scolaires comme telles,
mais les compétences qu'elles donnent l'occasion d'acquérir. La bonne volonté
de "l'enfant au centre de l'école", la critique constructiviste de la
notion de transmission, la thèse répétée selon laquelle l'apprentissage n'est
pas reproduction mais recréation peuvent sembler très radicales mais elles ne
touchent pas à ce qui, pour moi, est crucial dans les thèses d'Illich : le
scandale d'une expropriation, la négation d'un droit fondamental, le droit
d'apprendre et pas seulement d'apprendre quelque chose, mais d'apprendre à
quelqu'un d'autre : "le droit d'enseigner une compétence devrait être tout
aussi reconnu que celui de la parole" [p. 151]. La question cruciale
n'était pas pour lui une définition d'un quelconque socle de compétences, ni
non plus d'une "bonne" définition de l'apprentissage, c'était d'abord
et avant tout celle du monopole de l'école, c'est-à-dire des enseignants seuls
habilités à instruire. L'école, selon Illich, repose sur le postulat que les
jeunes êtres humains sont comme des immigrés, de nouveaux venus qui doivent se
soumettre à un processus de naturalisation, un processus qui doit les mettre à
l'écart de leur milieu naturel et les faire passer par une matrice sociale sous
responsabilité de l'Etat, un Etat dont l'enseignant accrédité est d'abord le
représentant [p.200-201].
Apprendre fonctionne dans les deux sens
On a souvent mis l'accent sur le
fait que l'école, selon Illich, préparait à la société de consommation, avec la
séparation entre le temps où l'on travaille et celui où l'on consomme du
loisir. Je voudrais plutôt insister sur ce droit fondamental, qu'il ne cesse de
répéter, droit de tout humain à apprendre, mais aux deux sens du terme, à
s'instruire mais aussi à transmettre ce qu'il sait à d'autres. Apprendre
fonctionne toujours dans les deux sens, et seul celui ou celle qui a appris à
quelqu'un d'autre sait qu'il sait, et cela d'un savoir dont nul ne pourra le
déposséder.
De ce point de vue, on peut dire
que la situation a empiré, et cela de deux points de vue au moins. Dans les
années 70, il était encore possible pour un jeune d'apprendre un métier s'il
trouvait un endroit où on était intéressé à l'engager et à lui transmettre les
compétences nécessaires. Aujourd'hui, on ne peut plus toucher un marteau, ou
fixer un projecteur sans le diplôme adéquat. Et il ne s'agit pas simplement de
la situation de l'emploi, c'est-à-dire du vaste choix parmi des diplômés et des
surdiplômés que cette situation donne aux employeurs. Il s'agit aussi des
régulations étatiques qui ont toujours plus affirmé la nécessité de diplômes
préalables, ce qui fait que le plupart des chemins qui pouvaient permettre de
se construire un métier sans en passer par l'institution scolaire sont
aujourd'hui interdits.
D'autre part, les savoirs
eux-mêmes ne semblent plus valoir d'être transmis. Ne parle-t-on pas
aujourd'hui de leur obsolescence rapide ? Nul, y compris les enseignants, n'est
plus désormais habilité à se penser capable d'instruire quelqu'un d'autre, seulement
à le préparer à ce qu'on appelle une "société de la connaissance",
c'est-à-dire, beaucoup plus concrètement, à une course sans fin au
renouvellement, au recyclage, afin de garder leur désirabilité sur le marché du
travail. Quant aux enseignants, eux aussi sont, depuis que l'école est devenue
matière à réforme pédagogique, aux mains de plus diplômés qu'eux, ceux qui sont
seuls habilités à savoir comment le savoir doit se transmettre.
De fait, on pourrait dire que la
pédagogie parfois inspirée d'Illich, dans la mesure où elle exige des
enseignants un rapport toujours plus compliqué à leur savoir, affirme toujours
plus le monopole enseignant. Qui oserait aujourd'hui expliquer à un enfant les
rapports entre addition et multiplication sans avoir été formé à la pédagogie !
J'oserais dire que la leçon d'Illich a été reprise dans la vieille ritournelle
progressiste: "avant on croyait (que chacun était capable de transmettre
du savoir), maintenant on sait (qu'il faut un professionnel pour cela)".
J'oserai donc dire que le
diagnostic d'Ivan Illich est aujourd'hui confirmé, cruellement confirmé. J'ai
souvent utilisé un exemple qu'utilise également Illich, l'apprentissage de la
conduite automobile, qui n'est pas simple du tout mais qui, matière encore à
une transmission où celui qui sait conduire se sent habilité à apprendre à
conduire, connaît somme toute assez peu d'échecs. Et j'ai souvent ajouté que si
l'on confiait à la pédagogie la question des compétences propres à la marche
sur deux pieds et à sa vérification, une majorité des humains marcherait à
quatre pattes. Aujourd'hui, une telle proposition ne fait même plus rire. Mais
on peut dire que le verdict est également éclairci : ce ne sont pas les
enseignants, en tant que personnes, qui sont en cause, ils sont même désormais
parmi les victimes les plus remarquables de l'école, victimes des mécanismes de
définition monopolistique de l'enseignement qui, de nature hiérarchique, ont
fait des enseignants des éternels assistés, jamais à la hauteur, dépourvus de
la confiance en leur capacité d'apprendre à d'autres : exercer ce droit
fondamental, cela se mérite et se vérifie désormais.
Je ne voudrais pour exemple de
cette crise désormais avérée que l'affaire du voile. Je n'ai pas ici à entrer
dans la question du bien fondé ou non de l'interdiction. Je veux souligner que
le fait même que cette question se pose traduit un autre fait : l'école, la
classe ne peuvent plus être pensées comme des lieux dont la force leur
permettrait d'accueillir l'hétérogène, des jeunes venus de tous les milieux
sociaux et culturels, et de les réunir dans une communauté d'apprentissage.
C'est bien plutôt un lieu qui a besoin d'être protégé, qui pose le problème de
l'exclusion de ce qui s'affirme comme hétérogène.
Je voudrais en venir, maintenant,
aux propositions d'Ivan Illich. Je n'en dresserai pas le tableau. Qu'il suffise
de dire que ces propositions semblent avoir quelque chose de visionnaire, comme
si elles anticipaient l'Internet qui semble être l'instrument privilégié des
pratiques de connection et de partage qu'elles mettent en scène. Il est
frappant d'ailleurs qu'Ivan Illich donne, dès son époque, un rôle crucial aux
ordinateurs, susceptibles de connecter demandeurs et proposeurs de savoir. Et
les moteurs de recherche sur Internet font en effet exister un gigantesque
réseau d'échange de savoirs, diplômés ou non. Ce qui crée des rapports
nouveaux, ce dont peuvent témoigner par exemple les médecins, confrontés
aujourd'hui, pour le meilleur et pour le pire, à des patients qui contrôlent et
discutent tant leurs diagnostics que leurs prescriptions.
Une société sans école ?
Mais il ne s'agit pas seulement
de devenir "amateurs" : les possibilités d'auto-formation à l'usage
des instruments informatiques mis en ligne ont permis à une génération
d'amateurs de se passer effectivement de diplômes et de devenir les producteurs
des possibilités de recours au Net qui prolifèrent aujourd'hui. D'une manière
ou d'une autre, les enseignants ont de fait perdu leur monopole, et s'ils
veulent faire valoir l'idée qu'ils resteraient néanmoins les irremplaçables
sources d'un esprit critique indispensable au bon usage d'Internet, leur
formation va devoir connaître une transformation drastique. De ce point de vue,
on peut bel et bien comparer la mutation à venir des régimes de savoir et de
transmission à celle qui a suivi l'invention de l'imprimerie. Je rappellerai
que l'imprimerie n'est pas seulement indissociable de la Réforme protestante,
mais aussi de la naissance des sciences dites modernes et, de manière plus
générale, de toutes les significations modernes attachées tant au personnage de
l'auteur qu'au public auquel s'adresse cet auteur.
Pourtant, malgré cette dimension
visionnaire, les propositions d'Ivan Illich portant sur ce qui en anglais se
disait "Deschooling Society", ne me convainquent pas vraiment. Plus
précisément, elles me semblent présupposer une société réconciliée, dont elles
montrent alors que l'institution scolaire monopolistique n'y aurait pas sa
place.
Les exemples que je viens de
citer ont pour trait commun de concerner des personnes se sentant habilitées à
chercher ce dont elles ont besoin sur le Net, c'est-à-dire bénéficiant d'un
rapport positif aux possibilités de savoir. Or, savoir ce dont on a besoin,
avoir confiance dans ses possibilités de le définir et de l'acquérir, c'est
précisément le trait commun sur lequel nous ne pouvons tabler aujourd'hui, ou plus
précisément qui, si nous tablons sur lui, deviendra l'instrument de la plus
impitoyable des sélections. De fait, c'est ce chemin sélectif qui pourrait bien
mener à la fin de l'école au sens où celle-ci donnait accès à des
qualifications sur le marché du travail : on peut prévoir la commercialisation
sur le Net d'enseignements programmés destinés à permettre à ceux qui sont "motivés"
de construire les compétences, et aussi les loyautés, demandées par des
sociétés privées. Il s'agira alors d'une privatisation des voies d'accès à un
emploi devenu encore plus sélectif, et qui prétendra ne pas se satisfaire de la
garantie attachée aux diplômes publics afin de faire de l'(auto)-formation une
ressource payante et donc raréfiée.
Illich est un penseur d'avant la
mise en rareté de l'emploi et la définition active des jeunes comme
consommateurs par excellence. Je ne suis pas sûre que ses propositions puissent
susciter l'appétit de ceux et celles dont le premier problème, ce qui les
désespère, est le composé assez désespérant en effet de sentiment
d'impuissance, de cynisme, de désintérêt et de revendication du droit à
consommer que fabrique notre société. Le Net prépare sans doute au monde en
réseau dont nous entretiennent les futurologues, mais on se préoccupe fort peu
du type d'appétit, de force, de confiance en soi et dans les autres que réclame
un tel monde.
Recréer un appétit du possible
C'est pourquoi il me semble qu'il
convient ici de spéculer, c'est-à-dire de tenter de recréer un sens des
possibles, un appétit du possible contre la conviction triste que le diagnostic
d'Illich est à ce point confirmé que la voie qu'il proposait est bloquée.
On accuse souvent la spéculation
de produire des utopies. Mais il y a différents types d'utopies, et je dirais
que, aujourd'hui, les idées d'Illich sur l'auto-formation, sont en risque de
communiquer avec une utopie scolaire mensongère, dont les élèves savent le
caractère mensonger. Rappelons-nous de ce qu'Illich disait des "écoles
libérées" de son époque : elles "rêvent la 'pacification' de la
génération nouvelle 'à l'intérieur d'enclaves spécialement aménagées, afin de
la convaincre de poursuivre les mêmes rêves que ses aînés"[p. II4].
Ces rêves, la génération nouvelle
sait désormais que la société où ils vivent les définit comme obsolètes, et
elle sait aussi que le "vrai monde", celui du "dehors", n'a
rien à voir avec les idéaux pédagogiques censés mettre "au milieu"
"l'enfant", avec sa singularité, ses goûts et aptitudes particuliers.
Les élèves d'aujourd'hui savent parfaitement que, dans notre société, ils ne
seront pas "au milieu", ils peuvent, lorsqu'ils sont bien lunés, se
plier aux rêves de leurs enseignants, accepter d' autoconstruire" les
savoirs demandés, mais ils savent aussi qu'il s'agit d'un "faire comme
si" qui demande leur bonne volonté, c'est -à -dire leur soumission :
malheur à ceux qui n'ont pas les moyens culturels et sociaux de savoir qu'il
est de leur intérêt de "faire plaisir au prof", de le rassurer,
d'accepter de jouer le jeu dans l'enclave des micro-mondes pédagogiques.
Ma spéculation a pour point de
départ le droit fondamental affirmé par Illich, le droit d'apprendre ce que
l'on a appris, et il s'agit de le reprendre sur un mode qui ne communique pas
avec une société réconciliée, qui ne suppose pas des élèves une force sur
laquelle, dans le monde éminemment malsain, empoisonnant qui est le nôtre, on
ne peut plus compter. La question qui me fait penser est celle de la fabrique
de cette force, au plus loin du mot d'ordre contemporain selon lequel on apprend
"seul", à partir de qui on est. L'école, la classe sont des lieux
collectifs, les savoirs qui y sont transmis sont issus de production
collective, la force qu'il s'agit de penser est la force dont peut être capable
un collectif.
Utopie, dira-t-on, mais utopie
qui a eu, dans le passé, un début de réalisation. En 1976 a été publié un
numéro de la revue Recherches dû à Anne Querrien, sous le titre L'ensaignement
(2). Alors que les propositions d'Illich m'avaient laissées un peu froide, ce
qu'Anne Querrien racontait, l'histoire de l'école mutuelle ne m'a jamais
quittée, et me permet d'accueillir avec appétit un monde où, en tout état de
cause, ce qu'a créé l'imprimerie, la différenciation entre l'auteur qui
propose, et le public qui prend connaissance, et dont, parfois, émergera un
nouvel auteur, est vouée à disparaître. Un monde qui pose le défi effectivement
politique d'une pratique de l'intelligence collective qu'aucun dispositif
technique comme tel ne peut suffire à créer.
Une école mutuelle
L'école mutuelle, dans la France
de la Restauration, au début du dix-neuvième siècle, était une école pour
pauvres, un instituteur pour soixante ou quatre-vingts élèves, ou plus encore,
et des élèves, qui plus est, de tous les âges. En d'autres termes, il
s'agissait d'un enseignement "de masse", doté d'un minimum de moyens,
adressé à des enfants qu'il s'agissait de sortir de la rue et à qui il
s'agissait de donner un savoir minimal conforme à leur classe sociale : lire,
écrire, compter - un socle de compétences, comme on dirait aujourd'hui.
Bien sûr, prendre l'exemple d'une
école sans moyens en cette période où l'on dénonce le sous-financement scolaire
peut sembler politiquement incorrect. Mais penser avec Illich, qui affirmait
déjà que l'école monopolistique exigerait sans cesse plus de moyens, pour un
résultat toujours plus décevant, impose de prendre ce risque. Il ne s'agit pas
de renoncer à revendiquer, mais de cesser de rêver les utopies progressistes
d'une école qui aurait les moyens de respecter "chaque" enfant, dans
sa merveilleuse particularité, au sein d'une société où, par la suite, ils
devront apprendre les lois impitoyables de la compétition de chacun contre
tous.
L'école mutuelle a été fermée, et
d'après un débat parlementaire rapporté par Querrien, elle l'a été parce qu'on
lui reprochait deux choses. D'abord, les élèves apprenaient en quelque trois
ans le curriculum prévu pour six. Or, c'étaient des pauvres, à maintenir hors
de la rue, et il n'était pas question de les initier à des savoirs qui
n'étaient pas de leur classe. D'autre part, les élèves apprenaient
effectivement, au sens de la compétence, mais ce qu'ils n'apprenaient pas était
le respect du savoir. Et Anne Querrien remarque que beaucoup des organisateurs
du mouvement ouvrier ont en effet été issus de l'école mutuelle, où ils
n'avaient pas seulement appris à lire, à écrire, à compter, mais aussi à se
faire confiance en eux-mêmes et en leurs camarades. En d'autres termes, pour
paraphraser Illich, certains de ceux qui sont issus des écoles mutuelles ont
osé rêver leur propre rêve, non ceux de leurs aînés, et ont su, pour les faire
exister, affronter un monde qui leur assignait un destin de soumission.
Voici donc une école qui aurait
été supprimée pour cause de réussite ! On peut le comprendre si l'on se rend
compte que cette réussite tenait à la non soumission au postulat qui, selon
Illich, définit l'école, postulat selon lequel apprendre à quelqu'un exige
d'être diplômé. Non soumission involontaire, c'était une école pour pauvres,
mais non soumission effective. Chaque élève, lorsqu'il avait compris quelque
chose, l'expliquait à d'autres. Dans un article paru en 1818 dans le journal Le
Moniteur, on lit "Chaque élève est toujours à sa vraie place; les classes
se suivent, se tiennent par la main plutôt qu'elles ne sont séparées. Il y a
plus, et dans chaque classe ou sous-division, l'élève est constamment situé au
degré dont il s'est actuellement montré capable; de la sorte, l'avantage unique
de l'enseignement individuel se trouve conservé et reproduit tout entier au
sein d'une masse considérable. Chacun est aussi actif et plus actif même que
s'il était tout seul. (. .. ) En dirigeant, ils se rendent compte à eux-mêmes
de ce qu'ils ont appris, c'est-à-dire exécutent réellement l'exercice
nécessaire pour bien savoir. Tour à tour élèves et répétiteurs, ils ne font que
transmettre ce qu'ils ont reçu, indiquer ce qu'ils ont tenté eux-mêmes avec
succès. La portion la plus difficile, la plus délicate, la plus ignorée, du
rôle de l'instituteur; je veux dire la bonne direction des facultés,
s'accomplit en quelque sorte toute seule pour cet exercice toujours régulier,
progressif, dans lequel l'attention des enfants est entretenue; l'émulation, la
sympathie imitative s'accroissent par une classification plus vraie, qui
rapproche mieux les analogies et gradue mieux l'échelle à gravir" (cité
dans Querrien).
Il ne s'agit pas de faire de l'école
mutuelle un modèle à suivre, mais bien d'apprendre à partir de cette réussite
contingente, puisque produite sans avoir été recherchée, que du contraire : la
solidarité entre la force d'apprendre et une définition de la classe affirmant
l'hétérogénéité comme une ressource, non comme un obstacle ou une difficulté.
Ce qui signifie que, au lieu de poursuivre l'idéal d'homogénéité correspondant
à la "classe d'âge", le fonctionnement de l'école mutuelle a besoin
des différences pour donner à chacun l'occasion de donner et de recevoir. Et
cela sans le moindre respect pour la pédagogie, pour la bonne manière
d'enseigner. L'enseignant ne peut être partout, ne peut tout contrôler, il doit
faire confiance en ce qui seul importe : ce moment où l'on se sent habilité à
transmettre à un autre, c'est-à-dire à actualiser une compétence que nul, par la
suite, ne pourra mettre en question.
Pour une classe hétérogène de ce
genre, l'échec est difficile à concevoir, car le fait de "ne pas
comprendre" constitue un défi important pour tous, demandant imagination
et coopération. Et une telle classe fait également exister ce qu'Illich
demandait, que la compétence vérifiable soit activement dissociée de la manière
dont elle a été acquise. Car le groupe hétérogène, s'activant en tant
qu'hétérogène, est également un groupe opaque à toute consigne quant à la "bonne
manière" d'apprendre. La réussite même du groupe, la création d'une force
qui habilite ceux et celles qui en font partie à occuper tous les sens du mot "apprenant"
se traduit par l'impossibilité d'observer les individus sur le mode objectif
que permet l'idéal d'homogénéité. Et la dynamique d'ensemble, celle d'une
classe qui cesse d'en être une au sens où le terme même de classe désigne la
conformité à un critère commun, s'oppose activement à la possibilité d'une
évaluation "objective" de chaque individu, c'est-à-dire aussi à la
possibilité de définir un individu abstrait, évaluable isolément.
Il est possible que l'image de l'école
mutuelle livrée par Anne Querrien soit un peu idéalisée, mais cette image me
parle et suscite mon appétit. Peut-être cet appétit vient-il de mes souvenirs
d'ennui profond, ennui de bonne élève qui avait appris à se taire parce que ce
en quoi elle différait ne pouvait jouer aucun rôle dans une classe définie par
un idéal d'homogénéité désignant tant ceux et celles qui traînent que ceux et
celles qui vont trop vite comme un problème, un écart à l'idéal. Ennui dont je
retrouve le goût lorsque je lis les instructions pédagogiques visant à créer
des situations de problèmes où les élèves travaillent en groupe. Là aussi, ceux
et celles qui auront compris que le problème cache une matière scolaire
s'ennuieront, et ceux et celles qui ne trouveront pas le problème intéressant
lâcheront. Et dans tous les cas, la bonne volonté affichée pour le problème
sera toujours en risque d'être factice, correspondant à la facticité d'un lieu
où il convient de faire "comme si", d'accepter les règles du jeu
défini par l'enseignant.
Proposer l'exemple de l'école
mutuelle est, je l'ai souligné, une spéculation, mais c'est aussi une manière
de prolonger la pensée d'Ivan Illich là où elle m'a le plus touchée, dans
l'affirmation du droit fondamental de transmettre ce que l'on a appris, droit
que nie l'idéal de l'homogénéité supposée de la classe, droit dont les
enseignants eux-mêmes, désormais définis comme soumis aux instructions des
pédagogues ministériels, sont aujourd'hui dépouillés. Et c'est aussi poser le
problème de cet idéal d'homogénéité qui permet une telle expropriation en
cascade. Ne rappelle-t-il pas l'idéal de la "clinique" décrite par
Foucault : tous les malades réunis dans un lieu aseptisé, soumis au même
traitement, c'est-à-dire rendus comparables de manière à nourrir le savoir
médical ? On rejoint ici la thèse d'Illich selon laquelle l'école semble
chargée d'un processus de "naturalisation" faisant accéder les
enfants au statut de "citoyens". Le savoir pédagogique serait alors
bel et bien analogue au savoir médical, définissant l'apprentissage à la
manière d'une guérison, c'est-à-dire définissant le milieu naturel des enfants
comme ce dont ils doivent guérir (3).
Les définitions contribuent
toujours, lorsqu'il s'agit des humains, à produire ce qu'elles définissent.
Confrontés au choix entre le "milieu scolaire" et leur milieu de vie,
bien des élèves aujourd'hui semblent devenus capables de déchiffrer le
caractère factice du premier, et son incapacité à tenir ses anciennes promesses
méritocratiques - si tu acceptes nos règles les portes de l'avenir s'ouvriront
devant toi. Mais ils sont alors produits par le contrechoix forcé qui leur
reste, adhérer à ce qu'ils savent être défini comme "malsain". Adhérer
au désespoir.
(1) Les pages citées renvoient à
l'édition Points Essais n°117, Paris, Seuil.
(2) Une retombée heureuse du
colloque lllich est la réédition de ce texte, sous le titre 'L'ensorcellement
scolaire, aux éditions des "Empêcheurs de penser en rond"
cet automne 2005.
(3) Pour une toute autre
conception du rapport entre école et "milieu naturel", voir Deborah
Meier, The Power of their Ideas, Lessons for America from a Small School in
Harlem. Boston. Beacon Press. 1995. Ce livre suscite un appétit quelque peu
analogue, quoi que pour d'autres raisons, au récit d'Anne Querrien.
Isabelle Stengers - Philosophe,
chargée de cours à l'Université libre de Bruxelles
Extrait de la revue SILENCE n°
330 - Décembre 2005. Ce texte est lui-même extrait du compte-rendu
du colloque organisé par le Grappe, Groupe de
réflexion et d'action pour une politique écologique, "Quel
monde voulons-nous pour demain" de novembre 2004, et dont les actes ont
été publiés sous le titre "Penser et agir avec Ivan Illich, balises pour
l'après-développement" aux éditions Couleur livres CE-Charleroi et
Chroniques Sociales CF-Lyon.
Source: Le Droit
d'apprendre via Enfance Buissonière
"si tu acceptes nos règles les portes de l'avenir s'ouvriront devant toi. Mais ils sont alors produits par le contrechoix forcé qui leur reste, adhérer à ce qu'ils savent être défini comme "malsain". Adhérer au désespoir. "
RépondreSupprimerQue dire de plus. C'est exactement ce que j'ai ressenti, dans les années 80, quand se sont fermées pour moi mes espoirs et mes rêves de devenir astronome parce que je n'avais pas le niveau de passer en terminale scientifique. Ce fut un immense désespoir, et surtout une grande colère car je ne pouvais accepter que d'autres décident pour moi ce que serait ma vie. Aujourd'hui, cela n'a plus grande importance (ma vie me plait beaucoup), mais il me reste toujours cette rancoeur, cette colère après l'éducation nationale qui se permet de choisir pour nous, d'imposer aux élèves une vie qui n'est pas celle désirée.
Merci pour cette belle réflexion.
Un grand merci pour ce témoignage. Quel dommage que l'éducation n'accompagne pas tout simplement les enfants à devenir ce qu'ils sont, à expérimenter... Pourquoi briser des rêves? Je vois beaucoup de jeunes placés dans des filières qui ne leur correspondent pas, et c'est un grand gâchis. Mais heureusement aussi, aujourd'hui les formations liées à une éducation tout au long de la vie ouvrent des possibilités de choix, de changement...
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