Une enquête de Marion Van
Renterghem.
Dans l'euphorie libertaire de l'après-68, l'école autogérée fondée par l'Ecossais Alexander S. Neill a enflammé les imaginations et nourri les discussions pédagogiques. Le débat qu'elle a contribué à lancer sur les « droits de l'enfant » est loin d'être clos.
Mis à jour le lundi 21 février 2000 - Le Monde
Dans l'euphorie libertaire de l'après-68, l'école autogérée fondée par l'Ecossais Alexander S. Neill a enflammé les imaginations et nourri les discussions pédagogiques. Le débat qu'elle a contribué à lancer sur les « droits de l'enfant » est loin d'être clos.
Mis à jour le lundi 21 février 2000 - Le Monde
Tout baba-cool, anarchiste,
gauchiste ou « crypto » qui se respecte l'a eu, à un moment ou à un
autre, dans sa bibliothèque. Trente ans plus tard, il est rare que ce
best-seller mythique ait résisté au ménage des étagères, mais personne n'évoque
les Libres enfants de Summerhill sans esquisser un sourire attendri. On y lit
l'expérience de l'Ecossais Alexander S. Neill, directeur de l'école
anti-autoritaire de Summerhill, qu'il fonda en 1921, en Allemagne, avant de lui
trouver sa place définitive dans un coin perdu de la région anglaise du
Suffolk. De réputation internationale, l'école était restée longtemps l'objet
d'observation privilégié d'une communauté de francs-tireurs. Lorsque le livre
de Neill paraît en France, en 1970, dix ans après une première publication à
New York, un an avant celle d' Une société sans école, d'Ivan Illich (Seuil),
qui met aussi en question le rapport traditionnel à l'autorité, l'époque est
mûre : il tombe à pic dans l'euphorie libertaire de l'après-68.
On se réjouit d'imaginer la
caricature qu'aurait pu faire de Summerhill le romancier Michel Houellebecq
comme il l'a faite, dans Les Particules élémentaires, de ce camp de
naturistes posthippies où les vacanciers passent leurs journées à hésiter
nonchalamment entre l'atelier philosophique ou le bain collectif, tout nus dans
la piscine. A Summerhill, décrit Neill, les pensionnaires âgés de cinq à
seize ans sont libres d'aller aux cours ou de ne pas y aller. Enfants et
adultes vont à la piscine ensemble - tout nus, si ça leur dit. Personne
n'interdit d'insulter les professeurs ou de les embrasser, de faire des cabanes
ou du vélo plutôt que des mathématiques. La sexualité n'est pas un tabou. Les
règles de l'établissement sont votées au cours d'assemblées générales
hebdomadaires où le suffrage de chaque élève, quel que soit son âge, a le même
poids que celui d'un adulte ou du directeur. « Ouah, super ! », s'exclament
tous les enfants à qui l'on conte cette merveilleuse histoire.
Mais, depuis quelques années,
Summerhill bat de l'aile. Les inspecteurs de l'éducation nationale britannique
s'obstinent à vouloir sa peau. Par un amusant retournement politique, c'est le
gouvernement travailliste au pouvoir qui s'acharne contre cette école
délibérément progressiste, au nom du combat prioritaire que livrent Tony Blair
et son ministre de l'éducation, David Blunkett, pour améliorer un système
scolaire déjà très critiqué. Et ce sont les conservateurs qui se font ses plus
ardents défenseurs, au nom de leur lutte pour le maintien de l'enseignement
libre. En mai 1999, une journaliste du Times s'indignait du « zèle
puritain » d'un gouvernement soudain « hystériquement
dictatorial », prêt à payer à prix d'or « des hordes
d'inspecteurs » et pour qui Summerhill sert de bouc émissaire à ses
propres échecs en matière d'éducation. « Selon quel principe, écrit-elle, usons-nous
d'un marteau-piqueur pour écraser cette petite noix ? »
Trente ans plus tôt, le débat
n'était pas posé en ces termes. Contre une éducation rigide et moralisatrice,
l'exemple de l'école autogérée de Summerhill enflammait l'imagination et les
débats pédagogiques des contestataires venus du gauchisme non jacobin ou des
« désirants » subversifs de l'ultra-gauche. Paru dans la collection
pédagogique « Textes à l'appui » de Maspero, l'éditeur-symbole de
l'engagement gauchiste, Libres enfants de Summerhill ne quitte pas la tête des
meilleures ventes tout au long des années 70 et avoisine les 400 000
exemplaires en dix ans. « Inutile de préciser que ça a été le succès
historique de la maison... Les ventes, chez nous, c'était rarement plus de
2 000 », se souvient François Maspero, tout en avouant n'avoir publié
le manuscrit qu'avec un entrain modéré.
Micheline Laguilhomie, la
traductrice, à qui Summerhill a rapporté de quoi vivre pendant dix ans, comme
elle le raconte joyeusement, s'était pourtant vu refuser le texte (déjà publié
en vingt langues) partout où elle l'avait proposé. En France, la presse
généraliste ne salue pas immédiatement la parution du livre. Quelques voix
s'enflamment : Jacques Bens dans La Quinzaine littéraire, Madeleine
Chapsal dans L'Express : « Pourquoi, écrit celle-ci, une expérience
aussi positive, aussi nécessaire (...) est-elle si rare ? » Le
bourdonnement le plus spectaculaire a lieu dans les librairies d'extrême
gauche, telles, à Paris, Parallèle ou La joie de lire, la librairie de Maspero
où l'on vendait généralement 10 % du tirage des ouvrages de la maison
d'édition. « Mais ceux qui m'ont le plus parlé de Libres enfants de
Summerhill , raconte François Maspero, ce sont mes enfants. Ils me sortaient
des phrases du livre pour me dire que je les traumatisais. Ce n'est pas moi qui
le leur ai donné à lire... »
Laisser toute sa place au désir
de l'enfant, tel est le principe fondamental de Summerhill. A l'origine de ce
principe, Neill s'inspire d'une sorte de rousseauisme pragmatiste et coloré de
la théorie psychanalytique de son ami Wilhelm Reich : présupposer, contre
Freud, que la pulsion première de l'enfant est bonne et non agressive. Qu'une
fois les conditionnements sociaux écartés, rendus à la liberté de leur désir,
les enfants retrouvent nécessairement leur nature positive. Ouvrez la cage, ils
seront bons : « Pourquoi l'homme hait-il et s'épuise-t-il en guerres,
alors que les animaux ne le font pas ? », s'interroge Neill, qui
n'hésite pas à le dire carrément : « Les livres sont ce qui compte le
moins à l'école. »
A l'école du bonheur,
l'apprentissage est subordonné au désir et le savoir considéré comme sans
rapport avec l'épanouissement de l'individu. « Que peuvent nous apporter
des discussions sur le français, l'histoire ancienne ou Dieu sait quoi
encore », écrit Neill, quand l'essentiel est « l'accomplissement
naturel de la vie ? » Mais, précise-t-il, la liberté n'est pas
l'anarchie. La soixantaine de pensionnaires de Summerhill constitue une petite
communauté démocratique, responsable de ses lois et de leur application. On est
libre de sécher tous les cours, pas de perturber le travail des autres. La
liberté ainsi apprise est censée consolider le postulat de départ :
l'enfant ne fait que ce qu'il désire, et ce qu'il désire faire, il l'accomplit
d'autant mieux.
Dans les années qui suivent la
parution du livre, Summerhill se met à susciter une telle curiosité que
l'école, symbole de la pédagogie anti-autoritaire, devient un lieu de
pèlerinage. Hippies ou militants viennent de tous les coins du monde observer
ces gamins exemplaires et folkloriques.
Parallèlement, des débats houleux
s'enchaînent autour de l'oeuvre éducative d'A. S. Neill. Au point
d'en faire à nouveau un livre : Pour ou contre Summerhill (Payot, 1972).
On y trouve de tout. Un directeur de l'instruction publique en Californie dit
préférer « enrôler [ses] enfants dans un bordel plutôt que de les envoyer
à Summerhill » ; un père jésuite voit là « un livre sacré, plein
de sagesse, d'amour ».
Etalés sur plusieurs années, les
articles de presse de l'époque donnent une idée de la tempête. Par hostilité de
principe à l'institution, la gauche d'inspiration libertaire se montre
majoritairement favorable à l'expérience, mais les clivages ne sont pas si
simples. C'est, par exemple, dans l'hebdomadaire satirico-libertaire Charlie Hebdo,
sous la plume d'Isabelle, que l'on trouve la réaction la plus radicale à
Summerhill, contre la liberté « illusoire » de ces gamins tenus à
l'abri des problèmes du monde : « Chaque fois que je parle
d'éducation, je reçois quinze lettres m'enjoignant de lire Summerhill comme on
recommanderait le Kama-sutra à une impuissante. (...) Y a du gros boulot à
faire pour changer la société, et c'est pas des trop bien dans leur peau,
prépsychanalysés, monomaniaques, ramollos unijambistes de la tête, si j'ose
dire, comme les anciens enfants de Summerhill qui pourront le faire. »
Que reste-t-il de cet
« effet-bombe » ? Par rapport au courant de l'« éducation
nouvelle » apparu au tout début du siècle, plus directif que Summerhill et
auquel sont rattachés les noms de Montessori, Decroly ou Freinet, « Neill
est allé plus loin, explique le directeur de l'Institut national de recherche
pédagogique (INRP), Philippe Meirieu. En se référant à la psychanalyse, il n'a
pas pris en compte seulement les besoins de l'enfant mais ses désirs ».
Quelques lieux parallèles pour
élèves en difficulté et enseignants rebelles à l'institution, tel le lycée
expérimental de Saint-Nazaire fondé par un pur « anar », Gabriel
Cohn-Bendit, se réclament encore de Summerhill. Plus généralement, ce modèle de
l'école alternative a contribué à essaimer une idéologie qui fait son chemin,
celle des « droits de l'enfant ». Jean-Pierre Le Goff, dans Mai 68,
l'héritage impossible (éd. La Découverte), en dénonce les aspects pervers,
y voyant le triomphe d'un « culte de la subjectivité désirante au
détriment de la référence au monde commun ». Au-delà de la question
pédagogique, le débat lancé par Summerhill sur la prise en compte du désir de
l'enfant n'est pas clos. Sur ce point, conclut Philippe Meirieu, « Neill a
gagné ».
Bibliographie
- Libres enfants de Summerhill,
d'A. S. Neill. Hart Publishing (New York), 1960 ; Maspero, 1970, coll.
« Textes à l'appui » dirigée par Fernand Oury, Aïda Vasquez et Emile
Copfermann.Préface de Maud Mannoni. Rééd. Gallimard, « Folio essais » n°4.
- La Liberté, pas l'anarchie,
d'A. S. Neill (suivi de : « A propos de Summerhill »,
de Bruno Bettelheim). Hart Publishing (New York) 1966, Payot, « Petite
bibliothèque », 1970.
- Neill ! Neill !
Peau de mandarine !, d'A. S. Neill(autobiographie). Hart Publishing (New
York) 1972, Hachette, 1980.
- Pour ou contre Summerhill
(dossier). Hart Publishing (New York), 1970, Payot, « Petite
bibliothèque », 1972.
- Voir aussi le documentaire
télévisé de Bernard Kleindienst, Les Enfants de Summerhill (Prod. Les Films de l'Interstice).
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