L’école américaine de Sudbury Valley, sise à
Framingham (Massachusetts), apporte la preuve qu’une école peut être libérale
tout en n’étant pas étroitement élitiste, attachée à l’émancipation et à la
promotion des jeunes sans être « républicaine » et jacobine, moderne
et fondée sur l’autonomie de l’élève sans puiser son inspiration dans une
idéologie libertaire ou socialiste. Pour Yves Morel, l’offre éducative des
écoles Sudbury permet, d’une part, d’offrir aux jeunes une formation de qualité
sans les soumettre à une sélection aveugle et, d’autre part, de leur faire
faire l’apprentissage de la liberté qui mène au savoir, et non à l’anarchie.
Fondée en 1968 par David
Greenberg, alors jeune professeur de sciences physiques à l’université de
Columbia (New York), aidé par son épouse Hanna et une jeune éducatrice
novatrice, Mimsy Sadofsky, cette institution met en pratique un mode
d’éducation et d’instruction reposant sur la seule et libre curiosité de
l’élève. Ce mot ne recouvre pas, en l’occurrence, la même réalité que
dans nos écoles « républicaines ». Il ne s’agit ni de l’élève en
blouse grise de la « communale » ferryste, ni du membre de la
communauté scolaire de Freinet, ni de l’apprenti-citoyen de Dewey, ni de
l’élève adonné à des travaux personnels encadrés à la Pantanellaou à la
Meirieu, ni de l’élève des écoles libres « select » à la fois
élitistes de vocation et modernes quant aux pratiques. L’élève de l’école de
Sudbury Valley n’est rien de plus qu’un jeune garçon ou une jeune fille qui se
rend dans une institution ressemblant à une médiathèque, afin de s’instruire
soi-même par la lecture et des exercices, seul(e) ou avec ses condisciples,
avec ou sans l’aide d’un enseignant, selon son envie et sa curiosité, à son
rythme, mû(e) par la seule ambition - confondue avec le désir - de
savoir, sans esprit de compétition, sans l’obsession du succès, du
« mérite », sans la crainte de l’échec et de la déconsidération. Ilne
s’agit ici ni de préparer la ventilation des situations sociales « en
toute équité », ni de « changer la société pour changer l’école,
changer l’école pour la société ». On ne se soucie ni de perpétuer les
inégalités, ni d’édifier une société utopique sous la houlette d’un Etat démiurge.
Le maître mot, tout simple, mais qui nous est tellement étranger dans notre
« hexagone » (une métaphore géométrique éloquente, à moins dire),
est : liberté. La liberté, qui, à nos yeux de Français, ne peut avoir de
valeur et de réalité qu’à la condition d’être proclamée, définie, codifiée (et,
par là même, bornée sinon niée), octroyée par l’Etat.
Principes et caractères généraux de l’enseignement et de la vie
scolaire à l’école de Sudbury Valley
A Sudbury, la liberté se présente
moins comme un principe solennellement proclamé que comme une réalité vécue.
L’élève y est libre, et cette liberté n’a rien d’abstrait ou de fabuleux.
Sudbury repose sur des idées si évidentes qu’elles ressemblent plus à des
données naturelles ou des constatations de bon sens qu’à des postulats, des
principes ou des théories. La première est que l’enfant, l’homme, en fait, est
naturellement curieux et désireux de connaître et comprendre. La seconde tient
en ce que l’on n’apprend bien que ce que l’on choisit d’apprendre, sans contrainte.
La troisième affirme que cette liberté ne suscite pas la paresse, le refus de
l’effort et l’abandon à des engouements passagers changeant au gré des
fluctuations capricieuses de la curiosité personnelle. Au contraire, la volonté
de surmonter les difficultés de l’apprentissage est d’autant plus forte que
l’enfant ou l’adolescent a librement choisi son objet d’étude et a fait de sa
connaissance un but.
Aussi, à Sudbury, les jeunes
entrent et sortent quand ils veulent et apprennent ce qu’ils veulent et quand
ils le veulent. Aussi bien peut-on difficilement les qualifier
d’« élèves ». En fait, ils s’élèvent eux-mêmes par une quête
- et une conquête - toute personnelle de la connaissance. De même,
Sudbury est assez improprement appelé school. Il n’y existe pas de salles de
classe, mais de vastes pièces confortablement meublées et largement pourvues de
livres, où les jeunes lisent ou font des exercices. Il existe également des
laboratoires scientifiques, des laboratoires de langues, des ateliers et des salles
et terrains de jeux et de sports. Les jeunes s’adonnent aux activités qui leur
conviennent, peuvent même s’absenter ou ne rien faire, travaillent seuls ou en
petits groupes, avec ou sans l’aide d’un adulte. Les enseignants
n’interviennent qu’auprès des élèves qui sollicitent leur concours. Celui-ci se
manifeste sous les aspects les plus divers : conseil, aide ponctuelle,
accompagnement didactique et pédagogique, cours particulier ou donné à des
groupes restreints. La notion de classe d’âge ou de niveau est inconnue ici, et
les groupes sont informels, éphémères et multiples - un élève peut
appartenir à différents groupes. L’élève travaille le plus souvent seul, de sa
propre initiative, s’agrège occasionnellement à divers groupes constitués pour
faire des exercices, étudier ou permettre à ses membres de s’entraider, demande
des explications à un professeur, suit le cours ponctuellement donné par
celui-ci à quelques camarades. Il lit, travaille sur papier ou écran, fait des
expériences scientifiques élémentaires, regarde et écoute des enregistrements,
pratique un sport, joue, et, parfois, ne fait rien du tout. Et, n’en déplaise
aux Brighelli, Fanny Capel, Rama Yade et autres thuriféraires de notre
« Ecole républicaine », un tel mode d’acquisition du savoir n’engendre
pas l’ignorance et le laisser-aller. Les élèves de Sudbury Valley School ne
paressent pas, ni ne lambinent ou végètent dans des rudiments de connaissances
mal digérés. Au contraire, ils manifestent en tout une très grande exigence
envers eux-mêmes, se remettent en question, et cherchent toujours de nouvelles
difficultés à surmonter. Ils se lancent constamment de nouveaux défis. La
difficulté les stimule dans la mesure même où elle découle de leur libre
initiative.
Conditions d’admission et certification
Sudbury Valley School admet comme
élève tout jeune de quatre à vingt ans. L’école étant privée, l’inscription est
payante, mais son coût n’est pas prohibitif au regard des normes américaines
(7400 $ pour le premier enfant, avec des tarifs dégressifs pour les familles)..
Elle est possible à tout moment et valable pour une durée d’un an.
Il n’existe ni examen ni système
d’évaluation. Les élèves s’évaluent eux-mêmes grâce à des manuels ou à des
systèmes informatiques d’évaluation, et/ou en demandant l’avis d’un professeur,
ou encore de par leurs échanges mutuels ou ce que leur révèlent les activités
qu’ils mènent ensemble. L’école est habilitée par l’Etat du Massachusetts à
délivrer un diplôme d’études secondaires dont l’obtention requiert un travail particulier
de l’élève. Celui-ci doit rédiger un court mémoire (appelé « thèse »)
non sur un sujet académique d’étude, mais sur le bilan de son séjour dans
l’établissement, en lequel il montre qu’il a su acquérir un jugement sain et
droit, le goût de l’initiative et le sens des responsabilités. Ce bref travail
est lu et apprécié par l’assemblée de l’école qui lui décerne le diplôme s’il a
passé au moins quatre ans au sein de l’institution. L’élève n’est pas tenu de
demander ce diplôme, mais celui-ci lui sera demandé s’il souhaite effectuer des
études supérieures. Les universités et les hautes écoles, y compris les plus
prestigieuses, ne le considèrent nullement comme un diplôme fantaisiste.
Des élèves équilibrés, confiants et capables
Le niveau intellectuel des jeunes
issus de Sudbury Valley School se révèle souvent supérieur à celui des élèves
des autres établissements. Surtout, ces jeunes manifestent une curiosité
intellectuelle et un amour du savoir rarement présents chez ces derniers.
Aucun élève de Sudbury n’a connu
la « galère » de la recherche interminable d’emploi ou la nécessité
d’accepter un emploi inférieur à ses capacités ou étranger à ses aspirations.
Beaucoup ont suivi avec succès des études supérieures dans une université ou
une haute école et sont devenus enseignants, fonctionnaires, cadres supérieurs,
avocats, chefs d’entreprises, ingénieurs, chercheurs scientifiques, artistes.
Et tous ont montré une capacité d’adaptation supérieure à celle de leurs
homologues des écoles traditionnelles. Ils se sont révélé des gens
entreprenants, capables d’affronter victorieusement la concurrence, sans
agressivité, ou sans une morale désabusée et cynique fondée sur le sentiment de
la fatalité de la prééminence de la force et de la malice.
Un mode de fonctionnement collectif
Installée dans un bel hôtel
particulier victorien de Framingham et possédant des terrains alentour, l’école
de Sudbury Valley est administrée collectivement. Il n’existe pas de directeur
en titre.
L’organe essentiel de
l’établissement est l’assemblée de l’école, composée des élèves et des membres
du personnel (enseignants et autres). Se réunissant chaque semaine, elle décide
du règlement intérieur, ordonne les dépenses, soumet le budget annuel à
l’assemblée générale, embauche ou licencie les salariés, décide des
inscriptions, enregistre les départs, décerne le diplôme d’études secondaires,
élit les responsables « administratifs » parmi ses membres, ces
derniers étant indifféremment choisis parmi les jeunes ou les adultes.
Le comité juridique, composé de
deux responsables (toujours des élèves) élus tous les deux mois, de cinq élèves
tirés au sort chaque mois, et d’un employé choisi chaque jour, veille à
l’application du règlement et sanctionne les infractions. A l’issue d’un
« procès » devant l’assemblée générale, il prononce une sentence
contre le contrevenant (exclusions temporaires de circuler dans certaines
parties de l’école ou d’utiliser certains locaux ou terrains).
L’assemblée générale, composée de
tous les membres des personnels de l’école, de tous les élèves et de leurs
parents, se réunit au moins une fois par an pour discuter et adopter le budget
et discuter de tout ce qui se rapporte au fonctionnement de l’école, à l’achat
de matériels, aux travaux et investissements à effectuer. Elle se réunit
également lors des « procès » (lesquels sont rares).
Une école qui a fait des émules
L’école de Sudbury Valley a fait
des émules un peu partout dans le monde. Les écoles Sudbury ne forment pas un
ensemble institutionnel rigoureusement défini et uni autour d’un projet
unique. Elles sont indépendantes les unes des autres, bien qu’elles forment un
réseau lié par une conception commune de l’enseignement.
Outre l’école de Sudbury Valley,
on compte actuellement 37 « écoles Sudbury » dans le monde :
vingt-cinq aux Etats-Unis, trois au Canada (anglophone), une en Australie, une
en Belgique, une aux Pays-Bas, une au Danemark, deux en Allemagne, deux en
Israël.
Conclusion : la qualité sans la sélection aveugle, la liberté sans
l’anarchie
On l’aura compris, Sudbury est
aux antipodes de notre école républicaine d’Etat, uniforme, hypocritement (mais
impitoyablement) sélective, faussement égalitaire, prétendument
« méritocratique », habitée par une conception tout académique de
l’intelligence et du savoir, ennemie de l’originalité et de l’initiative, dure,
génératrice d’angoisse, d’échec, de désespoir et de ressentiment, propre à
fabriquer des ratés aigris d’une part, des notables arrogants, autoritaires et
désabusés d’autre part. Elle diffère également de l’école « pédagogiste »,
excroissance égalitaire et libertaire de l’école républicaine, elle aussi
étatique, et qui veut changer la société à partir de l’école, incapable
d’accepter que l’évolution du monde puisse ne pas coïncider avec ses rêves
utopiques. L’Ecole Sudbury ne ressemble ni à nos lycées et collèges
traditionnels, ni à La Ruche de Sébastien Faure, ni aux écoles allemandes
des maîtres camarades de Hambourg des années 1920, ni au Summerhill de Neill[2]
[3], ni aux écoles américaines inspirées par les idées de Dewey ou Rogers. A
Sudbury, on n’aspire pas à « changer la société pour changer l’école,
changer l’école pour changer la société » (devise en exergue des Cahiers
pédagogiques), et, quoique très attaché à l’entière liberté de l’élève, on
n’est pas libertaire ; au contraire, on cultive un apolitisme naturel.
David Greenberg et ses successeurs ne sont ni anarchistes, ni socialistes, ni
conservateurs, ni même purement libéraux. Ils ne prétendent pas opérer ou
guider le changement, et ne comptent pas sur l’Etat pour l’accomplir. Ils
pensent que le changement se produit chaque jour et partout par le concours des
libres actions de tous, et qu’il est impossible et nocif de vouloir lui
assigner une direction précise. Ils savent aussi que tout être humain est
naturellement doué de curiosité intellectuelle, et que le meilleur moyen de
satisfaire celle-ci consiste à lui laisser toute liberté parce que l’on apprend
bien que ce que l’on veut apprendre. Conséquemment, Sudbury est une école qui
refuse à la fois l’élitisme et le nivellement par le bas. Ses élèves y entrent
et en sortent inégaux, mais ne vivent pas leurs inégalités comme des stigmates
ou des marques de supériorité absolue, et trouvent tout naturellement leur
place dans la communauté.
Références
HARTJEN, Raymond H. : The
Intelligence Preeminent-Social IQ (modèle de l’éducation démocratique de
Sudbury)
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