Propos recueillis par Chantal Cabé - publié le 15/10/2012- La Vie
A l'occasion de la sortie du nouveau hors-série de La Vie et Le Monde,
"l'Atlas des utopies", nous avons demandé au généticien Albert
Jacquard ses rêves pour demain. Crise ou pas, un monde meilleur est
possible, estime l'auteur de Mon utopie (Stock), et il dépend de chacun d'entre
nous.
"J’atteins l’âge où proposer une utopie est un devoir" est la
première phrase de votre livre Mon utopie. Il existe donc un âge où l’utopie
devient une nécessité ?
Albert Jacquard : Nécessairement.
Le fait de vieillir, d’avoir de l’expérience, a des conséquences sur les espoirs
ou les inquiétudes sur l’avenir. Il est donc naturel, à mon âge, de ne pas se
contenter du présent, mais de penser cet avenir. En effet, je constate que ce
dernier est mal servi par les gens qui s’expriment actuellement. Les choses
essentielles ne sont pas dites. Penser, par exemple, qu’au cours de la dernière
campagne présidentielle 2012 on ait pu parler de choses insignifiantes sans
pratiquement jamais aborder la question du conflit nucléaire qui se prépare
prouve que nous passons à côté de la réalité. Jeune, il m’était difficile de
dire cela. Je dois le faire aujourd’hui, à plus de 80 ans.
Votre constat sur le monde actuel est sombre. Pourtant, vous proposez
des pistes pour un monde meilleur. D’où vous vient cet espoir ?
De la logique. Si je n’ai pas d’espoir,
si je suis désespéré, alors ça ne vaut vraiment pas la peine de vivre. Est-il
possible que demain soit meilleur qu’aujourd’hui ? Ma réponse est en pure
logique : oui, évidemment. Et de qui cela dépend-il ? De moi, de chacun de
nous, c’est-à-dire de quelques autres qui sont 7 milliards. Je n’ai pas le
droit d’être pessimiste car cela signifierait que j’abandonne l’humanité à son
cours absurde. Être un utopiste, c’est essayer d’avoir un avenir lointain
raisonnable.
Personne n’a le droit d’être pessimiste ? Même ceux qui ont des
conditions de vie difficiles ?
Heureusement, ce ne sont
pas les plus désespérés. Finalement, l’espoir vient de personnes qui réagissent
malgré des conditions épouvantables. Ce sont des figures emblématiques comme
Mère Teresa qui m’obligent à être non pas d’un optimisme béat qui dit « ça
va s’arranger, il suffit d’attendre », mais d’un optimisme qui
affirme : « C’est possible, j’en suis sûr, ça dépend des
hommes. » Je ne crois pas en l’homme, mais en sa capacité à obtenir des réussites
qui rendent l’humanité meilleure.
Quel est selon vous le plus grand défi pour l’homme d’aujourd’hui ?
Je suis obligé de vous
répondre : la menace d’une guerre nucléaire. Car si nous n’admettons pas
cette urgence, nous allons tout droit à la catastrophe. C’est un thème dont je
parle en permanence et sur lequel je viens d’écrire un ouvrage avec Stéphane
Hessel, Exigez ! Un désarmement nucléaire total. En effet, il faut le dire
et le redire, non pas pour faire peur, mais pour tirer les conséquences logiques
de l’absurdité des actes des hommes.
D’autres défis existent aussi, comme celui
de prendre notre temps pour créer des êtres à part entière et réaliser une
société de rencontres permanentes. Au fond, apprendre à être ouvert à autrui,
voilà ce dont il s’agit : faire du temps la matière première et non
l’ennemi. Le matérialisme a créé une société où l’on perd son temps alors qu’il
ne peut se perdre. Le temps doit être un allié utile à un choix que je
fais.
À vouloir penser au meilleur des mondes possibles, n’y a-t-il pas le
risque de passer du rêve au cauchemar ?
Le mal existe, mais il est une
invention des hommes. Il faut lutter contre. Quand on pense qu’il existe encore
des humains capables de torturer d’autres humains, c’est le cauchemar le plus
affreux. Or, quoiqu’il arrive, l’idée même d’approuver le mal en ne participant
pas est une trahison de la condition humaine. C’est pourquoi je répète souvent
la phrase de Théodore Monod, avec qui je manifestais un jour. « Est-ce que
vous croyez que notre manifestation à tous les deux sert à quelque
chose ? » lui ai-je demandé. Et il m’a répondu : « Je n’en
sais rien, mais je sais que je n’ai pas le droit de ne pas y être. »
Diriez-vous que les nouvelles générations qui ont mené les révolutions
arabes et conduit le mouvement des Indignés sont utopistes ?
Ce sont des générations qui
commencent à exiger. Tant mieux. On a besoin d’elles. L’important est de leur
dire : « Continuez à exiger, vous n’avez pas fini. » Être
utopiste, oui, mais avec la persévérance qui naît de l’espoir en tout ce qui
est réalisable.
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