Inventer une nouvelle maïeutique
pour apprendre à apprendre - Entretien avec François Taddéi
Source (et article complet) :
les Cahiers pédagogiques, janvier 2010
François Taddéi est l’auteur d’un
rapport pour l’OCDE, « Former des constructeurs de savoirs créatifs et
collaboratifs » [1].
Vous qui n’êtes pas, par votre formation, spécialiste de l’éducation,
qu’avez-vous voulu montrer dans ce rapport ?
J’ai essayé d’aborder la question
avec le souci de l’objectivité du chercheur et de l’ouverture
interdisciplinaire en intégrant les apports des nombreuses sciences qui ont des
éclairages à apporter et en accordant toute sa place au détour par l’histoire
qui permet de relativiser le sentiment d’une école immobile. A l’échelle de
l’histoire de l’humanité, l’école que nous connaissons fonctionne sur un modèle
assez récent. A l’échelle mondiale, on voit une grande diversité de modèles
éducatifs, des nombreux travaux de pionniers en France et à l’étranger, de
nombreux systèmes dont certains évoluent très vite pour s’adapter à un monde
qui change. De même que la révolution de l’imprimerie à partir du XVe siècle a
bousculé les modes de transmission, on peut s’attendre aux mêmes effets, sur
une période de temps bien plus courte, avec la révolution de l’internet.
L’école
a moins que jamais le monopole du savoir, loin de là : on peut
s’interroger sur ses finalités dans ce contexte. Par les médias modernes, les
élèves ont un accès à une pléthore d’informations. Dans ce nouveau cadre, le
rôle de l’enseignant est peut-être moins de transmettre les informations que
d’apprendre à les appréhender, à les critiquer, à les valider. C’est, pour nous
tous, une petite révolution culturelle. A
l’heure où chaque jour se publient plus de choses que ce qu’on peut lire en une
vie, plus personne ne peut tout savoir et l’enseignant ou le chercheur doit
accepter cette situation et la tourner à son avantage. Comme Socrate, il sait
ce qu’il ne sait pas. Ce qu’il sait mieux que ses élèves, ce sont les règles
des échanges et l’analyse des savoirs. L’enseignant de notre époque doit être
un spécialiste de la découverte des savoirs, de la mise à jour des
connaissances. Il doit montrer que les connaissances évoluent rapidement et
aider les élèves à s’y retrouver. Nous
devons enseigner à apprendre à désapprendre aussi bien qu’apprendre à apprendre
car les publications scientifiques sont multipliées par 100 tous les cent ans
et une partie de ce qu’on pensait hier est remise en cause par les progrès de
la recherche.
Il me parait tout aussi indispensable de pratiquer
l’interdisciplinarité pour multiplier les angles d’approche, apprendre à créer
des liens entre différentes portions du savoir, mais aussi apprendre à
travailler la relation à la vérité, à la construction des savoirs, par exemple
à travers des encyclopédies coopératives accessibles aux plus jeunes comme vikidia [2].
La possibilité de mettre en œuvre activement ses savoirs, sa réflexion, dans
des projets ou dans des activités expérimentales de type « main à la
pâte » ne peut qu’aider l’enfant à structurer son savoir en lui permettant
de mieux appréhender sa pertinence. On peut s’interroger sur la nécessité d’un
nouveau contrat social ou d’un nouveau contrat républicain sur ce que doit enseigner
l’école au regard de ces évolutions.
Pouvez-vous préciser ce que devrait être, selon vous, le rôle de
l’enseignant dans ce contexte néo-socratique ?
Il faut adapter la maïeutique antique aux progrès des connaissances en
sciences de l’éducation et en sciences cognitives et aux besoins d’une société
démocratique moderne où le savoir doit être accessible à tous et non réservé à
une élite. Il faudrait s’interroger sur le rôle d’accoucheur des
enseignants : comment peuvent-ils contribuer au développement d’êtres
pensants adaptés au monde du XXIe siècle, à la naissance de leurs passions, à
l’accompagnement de leurs projets ? Le rôle de transmission ne s’efface
pas pour autant : il se déplace. Il
s’agit aujourd’hui de transmettre des méta-savoirs, comme la possibilité d’apprendre
à apprendre c’est à dire devenir autonome pour, tout au long de la vie, être
capable de mettre à jour ses connaissances. Face à l’abondance d’informations,
l’enseignant a un rôle plus socratique que jamais. Lui seul maîtrise l’art
de la maïeutique et peut faire comprendre à ses élèves comment s’effectue le
passage de l’information brute, telle qu’il la trouve sur le web, à la
télévision ou dans des livres, à la connaissance.
Socrate redoutait déjà les
livres car ils pouvaient donner l’illusion de la connaissance à celui qui les
possédait. Comment verrait-il aujourd’hui internet avec des élèves qui plagient
la première page trouvée via un moteur de recherche sans questionner ce qu’ils
trouvent ? Comment questionnerait-il à l’heure de google ? Mais internet
c’est plus qu’une somme de textes : c’est aussi une formidable manière
d’interagir. Or, pour Socrate, c’est
dans l’interaction et le questionnement que peut naître la connaissance.
En
tant que chercheur, je ne peux qu’être d’accord avec sa vision car c’est ainsi
que la science progresse. En tant
qu’enseignant je constate que les étudiants progressent vite dans ce type de
situation si on leur donne les degrés de liberté et l’accompagnement idoine qui
leur permettent de profiter des ressources offertes par le web tout en évitant
les écueils qu’il contient. Ainsi, ils sont capables de faire naître de
nouvelles idées, de nouveaux projets et ils peuvent même dépasser leurs
maîtres. Le but de l’éducation étant de créer les conditions de cette
maïeutique, tous les enseignants seront certainement fiers de contribuer aux
progrès de leurs élèves et d’apprendre de leurs avancées.
Cette approche
socratique, ce questionnement ne doivent pas être réservés à ce qui se passe en
classe, mais doivent être une attitude que chacun cultive pour faire progresser
nos sociétés. Elle pourrait par exemple nous amener à approfondir le
questionnement sur les savoirs fondamentaux. Ils sont souvent débattus mais
quasiment tout le monde s’accorde sur le rôle central du triptyque lire,
écrire, compter. Ne devrions nous pas interroger ces notions-mêmes pour voir
quels autres savoirs rentrent dans ces catégories ?
Lire est indispensable
pour accéder à ce que d’autres ont écrit, pour avoir accès au savoir et
« dialoguer avec l’auteur ». Tout savoir n’étant pas forcément écrit,
il faut peut-être aussi enseigner comment « lire » une image, un
film, un reportage, un documentaire voire une publicité, un discours ou même
une réaction – développer l’intelligence émotionnelle est au programme d’un
nombre croissant d’établissements de par le monde qui ont compris que trop
souvent les émotions mal gérées, les violences interféraient avec les
apprentissages.
Écrire est indispensable pour pouvoir communiquer avec les
autres et exprimer ses idées. Aujourd’hui il existe de nombreuses manières de
communiquer, de s’exprimer. Savoir les maîtriser est considéré comme central
dans un nombre croissant d’écoles dans le monde.
Savoir compter n’est pas
seulement utile pour gérer son budget ou réussir à l’école, c’est une chance
pour mieux décrypter le monde. Les maths et les sciences doivent-elles servir à
sélectionner ou à rendre intelligible ce monde toujours plus complexe ?
Loin de vouloir prescrire des recettes, une
nouvelle maïeutique allant jusqu’à questionner les fondements de l’éducation
pourrait-elle non seulement permettre à plus de jeunes de créer et d’accéder
aux connaissances mais aussi permettre de mener une réflexion collective où
jeunes et adultes pourraient ensemble imaginer de nouvelles visions de
l’éducation ? (…)
Quels pourraient être les facteurs d’espoir ?
Le meilleur signe d’espoir me
semble être la généralisation de la
prise de conscience qu’il faut que les choses évoluent. Quand on voit les
résultats des divers rapports récents sur le malaise des enseignants, les
baisses des candidats aux concours et sur leur faible salaire par rapport aux
autres pays européens, on se dit qu’il était temps de regarder en face ces
réalités et de mettre en œuvre des mesures pertinentes, non seulement du point
de vue salarial mais aussi du point de vue de la formation et l’organisation.
Le recrutement prévu de nombreux jeunes motivés par ces métiers et le travail
de nombreux pionniers sur le terrain peuvent permettre d’espérer des
changements car ils se produisent dans un contexte général où de nombreux
facteurs de changement se produisent simultanément.
D’abord, sans doute, la
globalisation peut jouer ici un rôle intéressant. Elle met en perspective les
systèmes éducatifs en favorisant les comparaisons et la mise en avant de
nouvelles pratiques (http://www.edutopia.org/). On doit, certes, toujours
s’interroger sur la meilleure manière de faire ces comparaisons. Elles ont cependant un grand mérite : nous faire
prendre conscience qu’un autre monde est possible, que d’autres relèvent des
défis qu’on n’a pas encore abordés ou abordés différemment. Au niveau européen,
innovation et créativité font partie désormais des priorités pour l’éducation
des nouvelles générations (Voir : http://www.creativite-innovation2009.fr/).
Même les élites françaises commencent à se dire qu’il faut que le système change.
Elles se rendent compte non seulement que notre système ne brille pas dans les
comparaisons internationales, mais aussi que les pays qui sont les plus
dynamiques à tous points de vue ont su favoriser la créativité à l’école et
ouvrir à toujours plus de jeunes l’accès aux métiers les plus valorisants
intellectuellement. Pour accéder à ces métiers hautement qualifiés qui ne sont
pas aussi facilement délocalisables, où on bénéficie d’une autonomie certaine
tant dans la définition des objectifs que dans celle des moyens, il faut avoir
bénéficié d’une éducation dans laquelle tous ont disposé de degrés de libertés
croissants.
Autres espoirs : l’élévation du niveau d’éducation -
aujourd’hui une fraction équivalente à celle qui passait le bac au début du XXe
siècle passe son doctorat. Dans une école où il ne faut plus être le meilleur
de sa génération en mathématiques — ce qui par définition ne peut toucher que
quelques uns et en frustrer beaucoup d’autres — mais être formé pour devenir un
citoyen actif capable de contribuer à résoudre les problèmes du temps présent,
nul doute que plus de personnalités peuvent s’épanouir et contribuer au progrès
de tous. Cette démocratisation de l’enseignement supérieur permet à toujours
plus d’acteurs de contribuer à la construction des connaissances, à la
résolution de problèmes, à l’élaboration d’autres paradigmes pour faire face
aux défis liés à toutes les crises que nous connaissons. De plus, on sait que
la croissance des échanges horizontaux de savoirs met à mal les fonctionnements
pyramidaux, hiérarchiques, élitistes pour mettre en valeur le dialogue, la
coopération et l’intelligence collective que de nombreux systèmes éducatifs
cherchent à promouvoir car ils font désormais partie des piliers de la réussite
individuelle et collective.
Autres facteurs de changement : le monde du
travail qui pour faire face à la compétition des pays à bas salaire et des
robots doit trouver une sortie par le haut et réclame des collaborateurs aux
compétences variées, capables faire preuve d’initiatives et de travailler avec
des gens aux profils toujours plus divers et pas simplement des diplômés
attestant d’un savoir monodisciplinaire figé.
Les défis du troisième millénaire en matière de développement durable,
d’épuisement des ressources, de biodiversité ou de réchauffement climatique
sont un défi majeur et les jeunes en ont une conscience plus aigüe encore. Pour
inventer des manières d’y faire face il faut repenser l’éducation pour que les
générations futures puissent coexister en paix, en respectant les autres
espèces et les grands équilibres de la nature.
Et bien sûr : les
nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui
démocratisent l’accès aux connaissances, même s’il faut apprendre à décoder
tous ces flux d’informations. Un défi majeur sera de permettre à tous de
pouvoir accéder à ces compétences, aux opportunités ainsi offertes, sinon les
inégalités iront en s’aggravant. Il ne suffit pas de donner les moyens
techniques, il faut enseigner comment maîtriser ces flux et comment profiter au
mieux de ces nouvelles technologies qui doivent rendre plus libres et non
induire de nouvelles dépendances ou de nouveaux plafonds de verre. Un autre
progrès en matière de technologies serait de développer de nouvelles
technologies et de nouvelles méthodologies pour l’éducation et pas seulement
adapter à l’éducation des technologies développées dans d’autres buts.
[1] « Training
creative and collaborative knowledge-builders » – On pourra lire une
traduction de ses recommandations sur le blog de Bruno Devauchelle : [http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=327]
[2] Une
version pour enfants de wikipedia. Les enfants peuvent non seulement y trouver
des définitions accessibles à leurs âges mais aussi apprendre à éditer les
contributions des autres et à créer de nouvelles pages sur les sujets qui les
intéressent et sur lesquels ils ont pu acquérir des connaissances. http://fr.vikidia.org/wiki/Accueil
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