mardi 27 novembre 2012

Inventer une nouvelle maïeutique pour apprendre à apprendre


Inventer une nouvelle maïeutique pour apprendre à apprendre - Entretien avec François Taddéi
Source (et article complet) : les Cahiers pédagogiques, janvier 2010


François Taddéi est l’auteur d’un rapport pour l’OCDE, « Former des constructeurs de savoirs créatifs et collaboratifs » [1].

Vous qui n’êtes pas, par votre formation, spécialiste de l’éducation, qu’avez-vous voulu montrer dans ce rapport ?
J’ai essayé d’aborder la question avec le souci de l’objectivité du chercheur et de l’ouverture interdisciplinaire en intégrant les apports des nombreuses sciences qui ont des éclairages à apporter et en accordant toute sa place au détour par l’histoire qui permet de relativiser le sentiment d’une école immobile. A l’échelle de l’histoire de l’humanité, l’école que nous connaissons fonctionne sur un modèle assez récent. A l’échelle mondiale, on voit une grande diversité de modèles éducatifs, des nombreux travaux de pionniers en France et à l’étranger, de nombreux systèmes dont certains évoluent très vite pour s’adapter à un monde qui change. De même que la révolution de l’imprimerie à partir du XVe siècle a bousculé les modes de transmission, on peut s’attendre aux mêmes effets, sur une période de temps bien plus courte, avec la révolution de l’internet.
L’école a moins que jamais le monopole du savoir, loin de là : on peut s’interroger sur ses finalités dans ce contexte. Par les médias modernes, les élèves ont un accès à une pléthore d’informations. Dans ce nouveau cadre, le rôle de l’enseignant est peut-être moins de transmettre les informations que d’apprendre à les appréhender, à les critiquer, à les valider. C’est, pour nous tous, une petite révolution culturelle. A l’heure où chaque jour se publient plus de choses que ce qu’on peut lire en une vie, plus personne ne peut tout savoir et l’enseignant ou le chercheur doit accepter cette situation et la tourner à son avantage. Comme Socrate, il sait ce qu’il ne sait pas. Ce qu’il sait mieux que ses élèves, ce sont les règles des échanges et l’analyse des savoirs. L’enseignant de notre époque doit être un spécialiste de la découverte des savoirs, de la mise à jour des connaissances. Il doit montrer que les connaissances évoluent rapidement et aider les élèves à s’y retrouver. Nous devons enseigner à apprendre à désapprendre aussi bien qu’apprendre à apprendre car les publications scientifiques sont multipliées par 100 tous les cent ans et une partie de ce qu’on pensait hier est remise en cause par les progrès de la recherche.
Il me parait tout aussi indispensable de pratiquer l’interdisciplinarité pour multiplier les angles d’approche, apprendre à créer des liens entre différentes portions du savoir, mais aussi apprendre à travailler la relation à la vérité, à la construction des savoirs, par exemple à travers des encyclopédies coopératives accessibles aux plus jeunes comme vikidia [2]. La possibilité de mettre en œuvre activement ses savoirs, sa réflexion, dans des projets ou dans des activités expérimentales de type « main à la pâte » ne peut qu’aider l’enfant à structurer son savoir en lui permettant de mieux appréhender sa pertinence. On peut s’interroger sur la nécessité d’un nouveau contrat social ou d’un nouveau contrat républicain sur ce que doit enseigner l’école au regard de ces évolutions.

Pouvez-vous préciser ce que devrait être, selon vous, le rôle de l’enseignant dans ce contexte néo-socratique ?
Il faut adapter la maïeutique antique aux progrès des connaissances en sciences de l’éducation et en sciences cognitives et aux besoins d’une société démocratique moderne où le savoir doit être accessible à tous et non réservé à une élite. Il faudrait s’interroger sur le rôle d’accoucheur des enseignants : comment peuvent-ils contribuer au développement d’êtres pensants adaptés au monde du XXIe siècle, à la naissance de leurs passions, à l’accompagnement de leurs projets ? Le rôle de transmission ne s’efface pas pour autant : il se déplace. Il s’agit aujourd’hui de transmettre des méta-savoirs, comme la possibilité d’apprendre à apprendre c’est à dire devenir autonome pour, tout au long de la vie, être capable de mettre à jour ses connaissances. Face à l’abondance d’informations, l’enseignant a un rôle plus socratique que jamais. Lui seul maîtrise l’art de la maïeutique et peut faire comprendre à ses élèves comment s’effectue le passage de l’information brute, telle qu’il la trouve sur le web, à la télévision ou dans des livres, à la connaissance.
Socrate redoutait déjà les livres car ils pouvaient donner l’illusion de la connaissance à celui qui les possédait. Comment verrait-il aujourd’hui internet avec des élèves qui plagient la première page trouvée via un moteur de recherche sans questionner ce qu’ils trouvent ? Comment questionnerait-il à l’heure de google ? Mais internet c’est plus qu’une somme de textes : c’est aussi une formidable manière d’interagir. Or, pour Socrate, c’est dans l’interaction et le questionnement que peut naître la connaissance.
En tant que chercheur, je ne peux qu’être d’accord avec sa vision car c’est ainsi que la science progresse. En tant qu’enseignant je constate que les étudiants progressent vite dans ce type de situation si on leur donne les degrés de liberté et l’accompagnement idoine qui leur permettent de profiter des ressources offertes par le web tout en évitant les écueils qu’il contient. Ainsi, ils sont capables de faire naître de nouvelles idées, de nouveaux projets et ils peuvent même dépasser leurs maîtres. Le but de l’éducation étant de créer les conditions de cette maïeutique, tous les enseignants seront certainement fiers de contribuer aux progrès de leurs élèves et d’apprendre de leurs avancées.
 Cette approche socratique, ce questionnement ne doivent pas être réservés à ce qui se passe en classe, mais doivent être une attitude que chacun cultive pour faire progresser nos sociétés. Elle pourrait par exemple nous amener à approfondir le questionnement sur les savoirs fondamentaux. Ils sont souvent débattus mais quasiment tout le monde s’accorde sur le rôle central du triptyque lire, écrire, compter. Ne devrions nous pas interroger ces notions-mêmes pour voir quels autres savoirs rentrent dans ces catégories ?
Lire est indispensable pour accéder à ce que d’autres ont écrit, pour avoir accès au savoir et « dialoguer avec l’auteur ». Tout savoir n’étant pas forcément écrit, il faut peut-être aussi enseigner comment « lire » une image, un film, un reportage, un documentaire voire une publicité, un discours ou même une réaction – développer l’intelligence émotionnelle est au programme d’un nombre croissant d’établissements de par le monde qui ont compris que trop souvent les émotions mal gérées, les violences interféraient avec les apprentissages.
Écrire est indispensable pour pouvoir communiquer avec les autres et exprimer ses idées. Aujourd’hui il existe de nombreuses manières de communiquer, de s’exprimer. Savoir les maîtriser est considéré comme central dans un nombre croissant d’écoles dans le monde.
Savoir compter n’est pas seulement utile pour gérer son budget ou réussir à l’école, c’est une chance pour mieux décrypter le monde. Les maths et les sciences doivent-elles servir à sélectionner ou à rendre intelligible ce monde toujours plus complexe ? Loin de vouloir prescrire des recettes, une nouvelle maïeutique allant jusqu’à questionner les fondements de l’éducation pourrait-elle non seulement permettre à plus de jeunes de créer et d’accéder aux connaissances mais aussi permettre de mener une réflexion collective où jeunes et adultes pourraient ensemble imaginer de nouvelles visions de l’éducation ? (…)

Quels pourraient être les facteurs d’espoir ?

Le meilleur signe d’espoir me semble être la généralisation de la prise de conscience qu’il faut que les choses évoluent. Quand on voit les résultats des divers rapports récents sur le malaise des enseignants, les baisses des candidats aux concours et sur leur faible salaire par rapport aux autres pays européens, on se dit qu’il était temps de regarder en face ces réalités et de mettre en œuvre des mesures pertinentes, non seulement du point de vue salarial mais aussi du point de vue de la formation et l’organisation. Le recrutement prévu de nombreux jeunes motivés par ces métiers et le travail de nombreux pionniers sur le terrain peuvent permettre d’espérer des changements car ils se produisent dans un contexte général où de nombreux facteurs de changement se produisent simultanément.
D’abord, sans doute, la globalisation peut jouer ici un rôle intéressant. Elle met en perspective les systèmes éducatifs en favorisant les comparaisons et la mise en avant de nouvelles pratiques (http://www.edutopia.org/). On doit, certes, toujours s’interroger sur la meilleure manière de faire ces comparaisons. Elles ont cependant un grand mérite : nous faire prendre conscience qu’un autre monde est possible, que d’autres relèvent des défis qu’on n’a pas encore abordés ou abordés différemment. Au niveau européen, innovation et créativité font partie désormais des priorités pour l’éducation des nouvelles générations (Voir : http://www.creativite-innovation2009.fr/). Même les élites françaises commencent à se dire qu’il faut que le système change. Elles se rendent compte non seulement que notre système ne brille pas dans les comparaisons internationales, mais aussi que les pays qui sont les plus dynamiques à tous points de vue ont su favoriser la créativité à l’école et ouvrir à toujours plus de jeunes l’accès aux métiers les plus valorisants intellectuellement. Pour accéder à ces métiers hautement qualifiés qui ne sont pas aussi facilement délocalisables, où on bénéficie d’une autonomie certaine tant dans la définition des objectifs que dans celle des moyens, il faut avoir bénéficié d’une éducation dans laquelle tous ont disposé de degrés de libertés croissants.
Autres espoirs : l’élévation du niveau d’éducation - aujourd’hui une fraction équivalente à celle qui passait le bac au début du XXe siècle passe son doctorat. Dans une école où il ne faut plus être le meilleur de sa génération en mathématiques — ce qui par définition ne peut toucher que quelques uns et en frustrer beaucoup d’autres — mais être formé pour devenir un citoyen actif capable de contribuer à résoudre les problèmes du temps présent, nul doute que plus de personnalités peuvent s’épanouir et contribuer au progrès de tous. Cette démocratisation de l’enseignement supérieur permet à toujours plus d’acteurs de contribuer à la construction des connaissances, à la résolution de problèmes, à l’élaboration d’autres paradigmes pour faire face aux défis liés à toutes les crises que nous connaissons. De plus, on sait que la croissance des échanges horizontaux de savoirs met à mal les fonctionnements pyramidaux, hiérarchiques, élitistes pour mettre en valeur le dialogue, la coopération et l’intelligence collective que de nombreux systèmes éducatifs cherchent à promouvoir car ils font désormais partie des piliers de la réussite individuelle et collective.
Autres facteurs de changement : le monde du travail qui pour faire face à la compétition des pays à bas salaire et des robots doit trouver une sortie par le haut et réclame des collaborateurs aux compétences variées, capables faire preuve d’initiatives et de travailler avec des gens aux profils toujours plus divers et pas simplement des diplômés attestant d’un savoir monodisciplinaire figé.
 Les défis du troisième millénaire en matière de développement durable, d’épuisement des ressources, de biodiversité ou de réchauffement climatique sont un défi majeur et les jeunes en ont une conscience plus aigüe encore. Pour inventer des manières d’y faire face il faut repenser l’éducation pour que les générations futures puissent coexister en paix, en respectant les autres espèces et les grands équilibres de la nature.
 Et bien sûr : les nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui démocratisent l’accès aux connaissances, même s’il faut apprendre à décoder tous ces flux d’informations. Un défi majeur sera de permettre à tous de pouvoir accéder à ces compétences, aux opportunités ainsi offertes, sinon les inégalités iront en s’aggravant. Il ne suffit pas de donner les moyens techniques, il faut enseigner comment maîtriser ces flux et comment profiter au mieux de ces nouvelles technologies qui doivent rendre plus libres et non induire de nouvelles dépendances ou de nouveaux plafonds de verre. Un autre progrès en matière de technologies serait de développer de nouvelles technologies et de nouvelles méthodologies pour l’éducation et pas seulement adapter à l’éducation des technologies développées dans d’autres buts.

[1] « Training creative and collaborative knowledge-builders » – On pourra lire une traduction de ses recommandations sur le blog de Bruno Devauchelle : [http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=327]

[2] Une version pour enfants de wikipedia. Les enfants peuvent non seulement y trouver des définitions accessibles à leurs âges mais aussi apprendre à éditer les contributions des autres et à créer de nouvelles pages sur les sujets qui les intéressent et sur lesquels ils ont pu acquérir des connaissances. http://fr.vikidia.org/wiki/Accueil

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