Dans son nouveau livre "Sauve toi, la vie t'appelle", Boris
Cyrulnik, neuropsychiatre et père de la "résilience", évoque pour la
première fois sa propre histoire, bouleversante. Son autobiographie lui a donné
l'occasion d'enquêter sur ses souvenirs et les représentations de la mémoire.
Entretien autour des étranges constructions mémorielles et de son évocation
intime d'une enfance fracassée, où le désir de répondre à l'appel de la vie
domine.
Entretien avec Boris Cyrulnik :
"Nous passons tous des petits et des grands arrangements avec notre mémoire" Par Catherine Maillard, octobre 2012, Doctissimo.fr
Doctissimo : Vous venez de
publier votre livre le plus intime, sans doute, et vous démarrez ce texte en
évoquant votre seconde naissance… En 1944, lors d'une rafle, vous parvenez à
vous échapper, à vous cacher. Qu'est-ce qui a motivé cette action ?
Aviez-vous quelque chose de différent des autres ?
Boris Cyrulnik,
neuropsychiatre : Je ne suis pas sûr d'être réellement différent… En
réalité, c'est plutôt la confiance primitive donnée par ma mère, qui a fait la
différence. Les autres enfants se sont rassemblés sur une couverture auprès
d'une femme, qui leur donnait du lait concentré sucré. J'ai eu une réaction
radicalement différente, je ne me suis pas laissé attirer… vers ma mort
certaine. Le profond amour qu'avait ma mère pour moi et cette confiance
primitive de sa présence, m'a permis de prendre les bonnes décisions pour
rester vivant.
Doctissimo : Pour retracer
votre histoire, vous avez enquêté sur vos souvenirs… Vous convoquez votre
mémoire, dont vous analysez les ressorts au prisme de la neurobiologie.
Qu'avez-vous découvert sur la mémoire
et ses représentations ?
Boris Cyrulnik : En réalité,
nous passons tous des petits et des grands arrangements avec notre mémoire.
J'ai découvert que j'avais arrangé mes souvenirs pour donner une cohérence à ma
représentation du passé. J'avais arrangé mes souvenirs pour supporter sans
angoisse des événements extrêmement traumatiques.
La mémoire ne repose pas sur un
simple retour vers le passé, mais sur un processus de représentation du passé.
Nous allons chercher des souvenirs dans notre mémoire, de façon active et
intentionnelle. C'est cette intentionnalité "non consciente" qui m'a
permis de remanier la représentation des événements passés afin de les rendre
supportables, et de ne pas éprouver ces souvenirs comme une condamnation
inexorable.
La mémoire est donc un processus
intentionnel, très proche de celui de l'imaginaire. Ce sont les mêmes circuits
cérébraux qui sont mobilisés dans les deux cas. Ça ne veut pas dire qu'on
ment ; toutes les images mises en mémoire sont vraies. C'est la
recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire, une représentation
cohérente de son passé.
Doctissimo : Vous évoquez
les effets d'un traumatisme sur la mémoire. Quels sont-ils ?
Boris Cyrulnik : J'aimerais
d'abord préciser que lorsqu'une mémoire est saine, une représentation cohérente
et apaisante se construit naturellement en nous. Autour de souvenirs d'une
famille harmonieuse, des jeux avec ses amis, et des sensations agréables…À
l'inverse une mémoire traumatique ne permet pas cette construction, puisque
qu'elle est entachée par un événement traumatisant qui fait revenir à la
conscience une image du choc…
Parmi les traumatisés, certains restent
prisonniers de cette mémoire. Comme sidérés par l'événement, ils vont paraître
indifférents au monde qui les entoure. Ils ne fixent pas l'information et
peuvent présenter des trous de mémoire. Ce qui se définit aussi par l'amnésie
post traumatique.
Pour d'autres, la mémoire traumatique entraîne un état
d'alerte constante comme chez un enfant blessé : quand il est maltraité,
il acquiert une vigilance glacée… Quand il a vécu dans un pays en guerre, il
continue à sursauter au moindre bruit, même dans un pays en paix. Il est comme
fasciné par l'agression et en garde un souvenir extrêmement précis.
En
revanche, tous les éléments extérieurs sont devenus assez flous. C'est dans ce
flou que j'ai réussi à réorganiser les événements pour leur donner une
cohérence… Par exemple, quand je me suis échappé, je suis entré dans un
véhicule, où il y avait une infirmière et une personne mourante, dans ma
mémoire c'était une ambulance. J'arrangeais ma mémoire pour la rendre
supportable, l'horreur finissait même par devenir belle : le soldat nazi
qui me laisse m'enfuir, l'infirmière devenait jolie…Tous les vrais souvenirs
joliment arrangés m'aidaient à ne pas souffrir du passé.
Doctissimo : Vous partagez
ne pas avoir souffert de ce type de d'effets post-traumatiques. Pour y
parvenir, vous évoquez des facteurs de protection. De quoi s'agit-il ?
Boris Cyrulnik : De manière
schématique, les facteurs de protection sont mis en place avant l'événement
traumatique. Il s'agit de l'acquisition d'un attachement "secure" et
d'une aptitude à la verbalisation, deux facteurs qui permettent d'acquérir une
sorte de confiance primitive, celle dont je parlais au début de notre
entretien. En cas d'événement traumatique, ils permettent de réagir de façon
saine et de déclencher un processus de résilience.
Doctissimo : Bien plus que
l'histoire poignante de votre enfance, c'est aussi celle de tous les enfants
qui subissent des traumatismes aujourd'hui qui résonnent dans votre livre.
D'ailleurs, vous travaillez également avec des enfants des rues, des enfants
soldats ou qui ont subi la guerre. Comment procédez-vous ?
Boris Cyrulnik : Guerre, violence
sexuelle… Aujourd'hui, beaucoup d'enfants subissent des traumatismes. Quand le
traumatisme est suivi d'un isolement affectif et sensoriel, les cellules
cérébrales ne sont pas stimulées et l'enfant développe une grande fragilité
émotionnelle. J'ai vécu cette situation, et au travers de mon expérience, j'ai
pu observer qu'un soutien affectif, verbal et culturel, peut "sauver"
un enfant. C'est ce que je fais aujourd'hui avec eux !
Sans comparer ce qui ne peut
l'être, bien sûr, j'aimerais toutefois attirer l'attention sur l'importance de
l'isolement sensoriel et des événements insidieux à valeur
"traumatique" pour un enfant aujourd'hui. Dans notre société
occidentale, de nombreux enfants ont peu de niches sensorielles. Des emplois du
temps surchargés et le stress ont pour effet de rendre les parents moins
disponibles… Par ailleurs, l'attraction exercée par les écrans de télé et
d'ordinateurs coupe les uns et les autres de rituels relationnels importants.
Certes, les écrans ouvrent le champ de la communication informative et non
celui de la relation. La communication par écran transmet de l'information sans
affect. Dans la relation, le langage sensoriel est primordial, nous sommes
affectés par la manière de rire, des hochements de tête, une gestuelle qui
participe à la relation affective et apprend à vivre ensemble. Ca va peut-être
vous paraître exagéré, néanmoins j'insiste sur l'apparition d'un
l'appauvrissement sensoriel et relationnel, qui pourrait représenter un
traumatisme insidieux, mais bien réel en Occident. En prendre conscience est
primordial. La dimension sensorielle et relationnelle, est fondatrice dans la
construction d'une mémoire saine !
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