dimanche 11 novembre 2012

L'école des petits enfants



L'école des petits enfants : un enseignant s'interroge
jeudi 14 juillet 2011, par René BARBIER

Il est des enseignants un peu perdus dans les mirages de l'école et de leur vie. Mais peut-être sont-ils moins aveugles que beaucoup d'autres, plus affirmés, apparemment moins fragiles ? La lettre de P. à sa fille nous propose un chemin vers l'intérieur d'une profonde sensibilité. N'est-ce pas une ouverture vers un clair-joyeux presqu'au bout du regard, mais juste à la place du coeur ? (RB)

Extraits :

Tout cela pour te dire qu'à chaque fois que j'avais une classe, je parlais aux enfants de cette rencontre étonnante avec ce grand chef indien et ensuite leur posais la question :
" Et toi quel est ton animal préféré ? "
Alors toute la classe se mettait à réfléchir, en fermant les yeux et choisissait en son coeur son animal préféré ou plutôt se laissait choisir par lui, car aux dires de l'indien, l'animal préféré est un allié qui choisit un enfant qu'il n'abandonnera jamais aux heures noires de son existence. (…)
Puis, venait le temps où chacun annonçait devant toute la classe son animal préféré, avant de se lancer dans l'écriture d'un texte d'une dizaine de lignes qu'il fallait corriger, mettre en page. Puis réaliser une illustration à partir du texte. Enfin rassembler tout cela pour constituer comme un immense bestiaire broché pour faire un livre, un livre sacré. Sacré, car empli de sensations de monde où chaque enfant inscrivait son nom avec son animal préféré comme un lien de qualité à la « vivante » Terre. (…)
Tu imagines Lou que la classe était en pleine ébullition créatrice et ne voyait pas passer la journée. Je te raconte cela Lou, car cela me paraît si important, si urgent en matière d'éducation de relier l'école à la Terre. (…)

Figure-toi Lou que dans une classe, j'ai travaillé avec un petit Nathan qui a de grosses difficultés pour lire et écrire, il ne voit quasiment pas et c'est terrible pour lui. Si tu le voyais sur son pupitre arcbouté, faisant des efforts incroyables pour calligraphier à peine une phrase en heure, tu serai émue.
Ce petit bonhomme m'a dit : « Tu sais maître Philippe, moi je ne vois rien ou presque rien, je n'aime pas les couleurs, alors je fais tout en noir ou en blanc ! »
Touché en plein coeur, je me suis mis en quête de trouver quelque chose, une parole, un regard, un objet, quelque chose pour le rejoindre, quelque chose qui soit comme un bout d'arc-en-ciel qui lui servirait de passerelle pour sortir du noir. Passer du noir à la couleur, tu comprends, c'est tellement important pour tout le monde et pas simplement en peinture. Emu par Nathan, le regard voilé derrière ses lunettes noires, je lui posais donc la question de son animal préféré.
Et bien, sais-tu ce qu'il m 'a répondu ?
Son animal préféré, c'était le lynx ... « Mais pourquoi le lynx ? » osais-je lui demander même si j'avais compris la profondeur de sa réponse, je souhaitais simplement qu'il puisse me le verbaliser :
« Parce que cet animal voit très loin, parce que cet animal voit très bien ... ».  (…)

Ma crapouille, je voulais aussi te parler de cette petite fille Taha en maternelle qui me semblait bien triste. Je découvrais rapidement que cette enfant avait de lourds handicaps d'audition - elle était appareillé aux deux oreilles - j'ai passé du temps avec elle, en classe et aussi au dortoir, car elle fait la sieste aussi comme toi, en début d'après midi pour au moins deux heures. (…)
En étant en relation avec elle, je me suis rendu compte que si elle était malheureuse, ce n'était pas tellement de ne pas entendre, de ne pas bien parler, mais bien de sentir qu'elle n'était pas comme les autres. Ne pas être comme les autres dès la maternelle, c'est terrible, tu sais mon amour et cela dès la première année. Terrible de violence et d'incompréhension à l'intérieur de soi dans son petit coeur d'oiseau ! « Pourquoi suis-je si différente maître ? Pourquoi je ne me sens pas bien à l'école ? » semblait me demander Taha.
Taha m'ouvrait une piste que j'acceptais de suivre. Il ne s'agissait pas de me poser la question à savoir ce que je pouvais lui apprendre, mais bien plus de ce qu'elle pouvait m'apprendre. Car chaque enfant que j'ai croisé qui était différent, qui ne répondait pas aux sollicitations classiques de l'école m'a transmis un essentiel, lorsque je prenais soin de le comprendre.
Alors on a pris du temps ensemble. Je l'ai regardée, elle m'a regardé, je lui ai posé des questions, elle m'a répondu. Je lui parlais calmement, elle a commencé à articuler de mieux en mieux et puis elle s'est rapprochée de moi, tout contre moi, en posant ses mains sur mes genoux. C'est toujours quelque chose d'unique, quand un enfant vient vers moi, charge de responsabilité et d'émotion. Une visite qui m'enrichit et qui me dit à chaque fois qui je suis, si je suis en résonance ou pas. (…)

Nous avons joué en récréation et puis ce fut le temps de la sieste. Elle a retiré ces appareils avec beaucoup de responsabilité et de minutie ( Quelle maturité si jeune face à son son handicap !) et puis elle s'est allongé à côté de moi tranquillement contre son doudou et s'est s'endormie paisiblement. J'étais heureux de veiller dans le crépuscule du dortoir sur cette enfant miracle qui allait bientôt me révéler un trésor de conscience : il ne peut y avoir d'école sans amour, la faiblesse humaine manifestée dans la petite enfance est l'invitation à la compassion et à la pédagogie de l'esprit. Taha a su faire jaillir des ressources d'amour très enfouies en moi-même que je ne soupçonnais pas. Aussi je pose une question : et si les élèves en grandes difficultés nous faisaient cheminer jusqu'au stade du satori en nous révélant dans leur regard enfin libéré : « merci de m'aimer maître ! » ? ce que nous avons à gagner en tant qu'enseignant est alors immense, n'est-ce pas ?
Le soir - j'avais le désir de rencontrer sa maman - je la croisais finalement naturellement, elle me demanda comment la journée s'était passée et je lui fis part de tous mes encouragements. Elle semblait étonnée devant mon enthousiasme, car personne auparavant ne lui avait parlé de cette manière. Pas même la directrice qui l'avait depuis le début de l'année dans sa classe. Cette maman me demanda si l'on pouvait espérer quelque chose pour sa fille, je fus étonné et quelque peu affecté par son angoisse et lui fis part qu'elle ne devait en rien douter sur l'avenir de sa fille. Sa magnifique sensibilité, son énorme potentiel s'exprimeront dans la seule mesure où elle se sentira autorisée dans des « merci de m'aimer maître ! » (…)

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