L'école des petits enfants :
un enseignant s'interroge
jeudi 14 juillet 2011, par René BARBIER
Il est des enseignants un peu
perdus dans les mirages de l'école et de leur vie. Mais peut-être sont-ils
moins aveugles que beaucoup d'autres, plus affirmés, apparemment moins
fragiles ? La lettre de P. à sa fille nous propose un chemin vers
l'intérieur d'une profonde sensibilité. N'est-ce pas une ouverture vers un
clair-joyeux presqu'au bout du regard, mais juste à la place du coeur ?
(RB)
Extraits :
Tout cela pour te dire qu'à
chaque fois que j'avais une classe, je parlais aux enfants de cette rencontre
étonnante avec ce grand chef indien et ensuite leur posais la question :
" Et toi quel est ton animal
préféré ? "
Alors toute la classe se mettait
à réfléchir, en fermant les yeux et choisissait en son coeur son animal préféré
ou plutôt se laissait choisir par lui, car aux dires de l'indien, l'animal
préféré est un allié qui choisit un enfant qu'il n'abandonnera jamais aux
heures noires de son existence. (…)
Puis, venait le temps où chacun
annonçait devant toute la classe son animal préféré, avant de se lancer dans
l'écriture d'un texte d'une dizaine de lignes qu'il fallait corriger, mettre en
page. Puis réaliser une illustration à partir du texte. Enfin rassembler tout
cela pour constituer comme un immense bestiaire broché pour faire un livre, un
livre sacré. Sacré, car empli de sensations de monde où chaque enfant
inscrivait son nom avec son animal préféré comme un lien de qualité à la
« vivante » Terre. (…)
Tu imagines Lou que la classe
était en pleine ébullition créatrice et ne voyait pas passer la journée. Je te
raconte cela Lou, car cela me paraît si important, si urgent en matière
d'éducation de relier l'école à la Terre. (…)
Figure-toi Lou que dans une
classe, j'ai travaillé avec un petit Nathan qui a de grosses difficultés pour
lire et écrire, il ne voit quasiment pas et c'est terrible pour lui. Si tu le
voyais sur son pupitre arcbouté, faisant des efforts incroyables pour calligraphier
à peine une phrase en heure, tu serai émue.
Ce petit bonhomme m'a dit :
« Tu sais maître Philippe, moi je ne vois rien ou presque rien, je n'aime
pas les couleurs, alors je fais tout en noir ou en blanc ! »
Touché en plein coeur, je me suis
mis en quête de trouver quelque chose, une parole, un regard, un objet, quelque
chose pour le rejoindre, quelque chose qui soit comme un bout d'arc-en-ciel qui
lui servirait de passerelle pour sortir du noir. Passer du noir à la couleur,
tu comprends, c'est tellement important pour tout le monde et pas simplement en
peinture. Emu par Nathan, le regard voilé derrière ses lunettes noires, je lui
posais donc la question de son animal préféré.
Et bien, sais-tu ce qu'il m 'a
répondu ?
Son animal préféré, c'était le
lynx ... « Mais pourquoi le lynx ? » osais-je lui demander même
si j'avais compris la profondeur de sa réponse, je souhaitais simplement qu'il
puisse me le verbaliser :
« Parce que cet animal voit
très loin, parce que cet animal voit très bien ... ». (…)
Ma crapouille, je voulais aussi
te parler de cette petite fille Taha en maternelle qui me semblait bien triste.
Je découvrais rapidement que cette enfant avait de lourds handicaps d'audition
- elle était appareillé aux deux oreilles - j'ai passé du temps avec elle, en
classe et aussi au dortoir, car elle fait la sieste aussi comme toi, en début
d'après midi pour au moins deux heures. (…)
En étant en relation avec elle,
je me suis rendu compte que si elle était malheureuse, ce n'était pas tellement
de ne pas entendre, de ne pas bien parler, mais bien de sentir qu'elle n'était
pas comme les autres. Ne pas être comme les autres dès la maternelle, c'est
terrible, tu sais mon amour et cela dès la première année. Terrible de violence
et d'incompréhension à l'intérieur de soi dans son petit coeur d'oiseau !
« Pourquoi suis-je si différente maître ? Pourquoi je ne me sens pas
bien à l'école ? » semblait me demander Taha.
Taha m'ouvrait une piste que
j'acceptais de suivre. Il ne s'agissait pas de me poser la question à savoir ce
que je pouvais lui apprendre, mais bien plus de ce qu'elle pouvait m'apprendre.
Car chaque enfant que j'ai croisé qui était différent, qui ne répondait pas aux
sollicitations classiques de l'école m'a transmis un essentiel, lorsque je
prenais soin de le comprendre.
Alors on a pris du temps
ensemble. Je l'ai regardée, elle m'a regardé, je lui ai posé des questions,
elle m'a répondu. Je lui parlais calmement, elle a commencé à articuler de
mieux en mieux et puis elle s'est rapprochée de moi, tout contre moi, en posant
ses mains sur mes genoux. C'est toujours quelque chose d'unique, quand un
enfant vient vers moi, charge de responsabilité et d'émotion. Une visite qui
m'enrichit et qui me dit à chaque fois qui je suis, si je suis en résonance ou
pas. (…)
Nous avons joué en récréation et
puis ce fut le temps de la sieste. Elle a retiré ces appareils avec beaucoup de
responsabilité et de minutie ( Quelle maturité si jeune face à son son
handicap !) et puis elle s'est allongé à côté de moi tranquillement contre
son doudou et s'est s'endormie paisiblement. J'étais heureux de veiller dans le
crépuscule du dortoir sur cette enfant miracle qui allait bientôt me révéler un
trésor de conscience : il ne peut y avoir d'école sans amour, la faiblesse
humaine manifestée dans la petite enfance est l'invitation à la compassion et à
la pédagogie de l'esprit. Taha a su faire jaillir des ressources d'amour très
enfouies en moi-même que je ne soupçonnais pas. Aussi je pose une
question : et si les élèves en grandes difficultés nous faisaient cheminer
jusqu'au stade du satori en nous révélant dans leur regard enfin libéré :
« merci de m'aimer maître ! » ? ce que nous avons à gagner
en tant qu'enseignant est alors immense, n'est-ce pas ?
Le soir - j'avais le désir de
rencontrer sa maman - je la croisais finalement naturellement, elle me demanda
comment la journée s'était passée et je lui fis part de tous mes
encouragements. Elle semblait étonnée devant mon enthousiasme, car personne
auparavant ne lui avait parlé de cette manière. Pas même la directrice qui
l'avait depuis le début de l'année dans sa classe. Cette maman me demanda si
l'on pouvait espérer quelque chose pour sa fille, je fus étonné et quelque peu
affecté par son angoisse et lui fis part qu'elle ne devait en rien douter sur
l'avenir de sa fille. Sa magnifique sensibilité, son énorme potentiel
s'exprimeront dans la seule mesure où elle se sentira autorisée dans des
« merci de m'aimer maître ! » (…)
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