Carl Rogers (Les enfants ne sont pas des oies à gaver), interviewé par
Samuel Amégan, date et traducteur inconnus
La réforme de l'enseignement est
ou sera le souci numéro un de tous les pays développés. Or vous, Carl Rogers,
vous professeur, qui avez enseigné pendant tant d'années la psychologie et la
psychiatrie dans de très importantes universités américaines, vous dites au
contraire : « Renonçons à tout enseignement. Ce qui peut être enseigné n'a
aucune utilité, aucune influence sur le comportement, sinon dangereuse et
nuisible. » Comment en êtes- vous arrivé à une conclusion aussi paradoxale ?
Eh bien j'estime d'abord
qu'enseigner est une fonction très surévaluée. Enseigner signifie instruire.
Cela ne m'intéresse pas d'instruire quelqu'un, de décider que telle et telle
connaissance doit être inculquée, d'obliger autrui à savoir quelque chose. Trop
de gens sont aujourd'hui guidés, dirigés. C'est une relation que je trouve
néfaste. Ensuite de quelles connaissances s'agit-il ? Quels sont ces faits
sacro-saints, incontestables, qu'on souhaite à tout prix incruster dans de
jeunes esprits ? La seule chose dont je suis sûr, c'est que la physique telle
qu'elle est enseignée aujourd'hui, et la chimie, et la génétique, et la
sociologie, et la psychologie, et la plupart des disciplines seront
complètement passées de mode dans dix ans. Même les faits historiques sont
question de culture et d'époque. Nous nous trouvons actuellement dans une
situation tellement évolutive qu'elle met en question tout l'acquis de notre
culture. Aucune connaissance n'étant plus certaine, la seule chose que nous
puissions enseigner actuellement, c'est apprendre à apprendre.
Vous constatez que tout change
autour de vous. Et c'est à cette mobilité que vous voulezadapter l'éducation, récusant
tout l'acquis du passé ?
Écoutez, je pense à une
expérience que je viens de faire en Australie il y a quelques mois. On trouve
là un groupe aborigène très intéressant qui depuis plus de 20 000 ans vit dans
environnement tel que n'importe lequel d'entre nous n'y résisterait pas trois
jours. Là, on apprend à chaque enfant à trouver de l'eau, à tuer le kangourou,
à se diriger dans la forêt. C'est grâce à cet enseignement répété que le groupe
a pu survivre. Mais l'environnement et reste statique. Alors que dans nos
sociétés avancées, l'environnement n'arrête pas changer. Notre seul but en
enseignement doit donc être : apprendre aux enfants à changer.
Quel bagage de connaissances
devrait posséder dans nos sociétés un enfant de seize ans ?
Il devrait en savoir long sur les
moyens d'acquérir la connaissance et sur les processus qui lui permettront tout
au long de sa vie d'apprendre ce qui lui sera nécessaire. Aux États-Unis, nous
appelons une telle recherche, ou plutôt un tel processus de recherche, «
conduct of inquiry ». Certains maîtres aident les enfants à s'intéresser à des
problèmes et à trouver les méthodes pour les résoudre. Par exemple, un
professeur demande : comment l'homme pourrait-il survivre sur la Lune ? Aux
enfants de découvrir la réponse aux questions de nourriture, d'oxygène, qu'ils
soulèvent eux-mêmes. Ou bien on jette une pierre du haut d'un toit et la
classe, qui la voit tomber, cherche pourquoi elle tombe au lieu de s'envoler,
etc.
Vous demandez à chaque enfant de
redécouvrir tout seul la connaissance, d'être un petitNewton, un petit Galilée ?
Pourquoi pas ? Les seules
connaissances vraiment incorporées à l'intelligence, vraiment assimilées, sont
celles qu'on découvre soi-même. Des millions d'éducateurs savent ce que
l'enfant devrait savoir et si peu d'entre eux insistent pour lui donner une
chance d'apprendre par lui-même !
Qu'entendez-vous par « par
lui-même ? »
Un enfant passionné des moteurs
par exemple se jettera sur tous les livres, traités, dessins satisfaisant son
besoin de comprendre les moteurs. Il s'arrangera pour se procurer le matériel
nécessaire, il apprendra à l'utiliser. De même l'enfant curieux des vers de
terre, ou de la bombe à hydrogène, ou des choses du sexe. Il essaie de se
procurer ce dont il a besoin, entre dans les librairies, dans les
bibliothèques. Voilà une connaissance active, expérimentale, qu'il n'oubliera
plus jamais. Même si le stimulus vient de l'extérieur, l'enfant qui découvre et
comprend par lui-même implique toute sa personne dans cette découverte et en
reste imbibé. Le rôle du maître est de faciliter à l'enfant cette façon
d'acquérir des connaissances.
Décrivez-nous l'enseignant idéal,
le maître tel que vous voudriez le voir dans chaque école et dans chaque
classe.
Cela m'est d'autant plus facile
que toutes mes idées tournent autour du rôle que devrait jouer le maître. La
révolution viendra en éducation. Mais elle ne dépendra ni des diplômes des
professeurs, ni de leurs connaissances, ni des programmes, ni des livres, ni
des méthodes audio-visuelles, ni d'aucun progrès technique. Elle dépendra
uniquement du climat que saura créer le maître dans ses relations avec l'élève.
Exactement comme le psychothérapeute, quand il est en conversation avec un de
ses clients. Ma définition du thérapeute est très large : est thérapeute celui
qui aide au développement de la personne.
Quelle attitude devrait être
celle du maître qui essaie de libérer l'énergie de ses élèves ?
Eh bien je pense que l'enseignant
doit être mature, il doit absolument dans tous les sens du terme être soi-même,
avec ses sentiments, ses réactions, sans jouer un rôle ni porter un masque.
S'il est en colère, qu'il le montre. S'il est joyeux, qu'il en fasse bénéficier
sa classe. S'il a envie de se taire, qu'il se taise. Qu'il accepte comme siens
tous ses sentiments, sans chercher à les imposer ni forcément à les faire
partager à ses élèves. Il ne doit pas être un tube stérile à travers lequel
passe la connaissance de génération en génération. Il doit être un homme comme
les autres, qui vit une expérience de groupe,
et la vit pleinement.
Vous comparez la classe à une
expérience de Groupe de formation (Training Group ou T Group), dans lequel un ensemble
d'individus donnés se rencontrent régulièrement et apprennent à vivre ensemble,
en s'exprimant et se connaissant de mieux en mieux ?
Oui et non. Je récuse le
directivisme du Groupe de formation (T Group). J'estime que l'appellation «
Groupe de rencontre » (Basic Encounter Group) est mieux appropriée que groupe
de formation (T Group). Dans le T Group, on cherche à former des gens. Dans
l’Encounter Group on se rencontre et on vit librement une expérience, sans que
personne ait souci de vous former. Je pense que le professeur dans sa classe
doit faire une expérience personnelle, qui facilite celle de ses élèves, car à
force de s'exprimer et d'être lui-même, il incite par l'exemple les enfants à
s'exprimer et être eux-mêmes. Ainsi l'expérience vécue en commun cesse d'être
une classe, un cours magistral, mais devient une aventure enrichissante pour
toutes les personnes qui y participent, un mode de connaissance plutôt qu'un
répertoire de connaissances.
Pourquoi est-il si important
d'être soi-même ? Pourquoi voulez-vous tellement que le professeur s'exprime
tout entier dans son enseignement ?
La réponse vient de mon
expérience en psychothérapie : il me semble que ce que chacun souhaite le plus
profondément, c'est être lui-même et être accepté par les autres tel qu'il est.
Donc le maître n'a pas besoin de savoir beaucoup de choses. Il suffit qu'il
soit lui-même, et qu'il considère ses élèves comme des personnes indépendantes,
qu'il faut respecter dans leur
intégralité.
Cela suffit-il à créer un climat
propice à la recherche de la connaissance ?
Oui. Je pense que si le maître
possède seulement des connaissances, et n'aide pas au développement de la
personne humaine, il est inutile et destructeur. Le véritable maître pose les
problèmes, crée un environnement où la responsabilité de chacun est à même de
se développer et aide les élèves dans des recherches dont, stimulés par lui,
ils ont pris l’initiative.
Vous refusez au maître le pouvoir
de juger et d'apprécier la valeur de l'élève ?
Le maître ne juge pas l'élève, il
ne lui dit pas : ceci est bon, cela est mauvais. Il lui donne l'impression qu'il
le comprend de l'intérieur et que les échecs autant que les réussites font
partie de l'apprentissage de la connaissance. Je suis violemment opposé à tout
système d'examens et de diplômes. Mais je ne suis pas forcément hostile à la
notation. Seulement celui qui attribue les notes, ce n'est pas le maître, c'est
l'élève.
Comment cela ? L'élève se note
lui-même ?
Je vous répondrai par l'exemple
d'une jeune institutrice de classe élémentaire, Barbara Shiel. Je ne la connais
pas, son expérience m'a été rapportée par un de mes assistants. On commence à
voir surgir aux États-Unis dans les écoles ce genre d'expériences individuelles
qui prouvent que les nouvelles idées font leur chemin. Miss Barbara Shiel
affrontait une classe mixte de trente-cinq enfants de onze ans. Elle ne
connaissait rien aux méthodes nouvelles, mais la classe était particulièrement
difficile. N'en venant pas à bout, l'institutrice a l'idée d'essayer une
approche non directive. Un jour elle dit : faites tout ce que vous voulez. Et
les enfants ont peint, lu, fait du calcul ou de l'histoire, si contents de
travailler sans y être forcés qu'ils ne songèrent même pas à retourner chez
eux. Miss Shiel décida de prolonger l'expérience une semaine, un mois, puis
toute l'année (...). Une fois le climat propice créé dans la classe grâce aux
relations personnelles que le maître a su établir avec ses élèves, toutes les
voies et méthodes techniques seront utilisées avec profit. Par exemple, j'apprécie
beaucoup la simulation d'une situation historique, d'un conflit social, etc. On
peut faire jouer les enfants à résoudre un problème familial, ou un problème
d'éducation. L'un est le maire de la ville, l'autre le ministre de l'Éducation,
l'autre le superintendant ou le proviseur, et il s'agit de voter de nouveaux
impôts pour des constructions scolaires ou le recrutement de nouveaux
professeurs. Chaque élève, dans la peau de son personnage, doit trouver des
arguments pour défendre son point de vue. Il est impliqué dans un réseau de
relations humaines et sociales, il apprend le poids des responsabilités qui
accompagnent sa décision et tout cela aide à développer sa pensée critique.
Quelles sont selon vous les
autres méthodes nouvelles présentant également de l'intérêt ?
L'enseignement programmé est
excellent dans la mesure où l'enfant se rend mieux compte de ses lacunes, et où
son effort personnel est récompensé immédiatement bien plus efficacement que
par les punitions ou jugements des professeurs. À n'importe quel niveau,
l'enfant qui souhaite savoir utiliser un microscope ou un peu de français pour
passer trois mois en France, peut trouver un programme limité qui lui fournit
les informations dont il a besoin immédiatement pour résoudre un problème. Il
ne s'agit pas de faire de l'enseignement programmé une voie de connaissances
purement factuelle qui stériliserait la créativité, mais un instrument souple
mis à la disposition des éducateurs.
Comment former les éducateurs
sensibles et non directifs que vous souhaitez voir se multiplier ?
Je pense que la formation
pédagogique devrait inclure l'apprentissage des groupes dont nous avons déjà
parlé. Qu'il s'agisse du T Group, du Laboratory Group, du Sensitivity Training
Course, du Basic Encounter Group, le label importe peu, mais l'entraînement est
très efficace. Dans ces groupes, dirigés par un animateur, on commence par
bavarder, puis chacun tend à s'exprimer plus personnellement, spontanément,
librement. Peu à peu, les façades tombent, les défenses ne sont plus
nécessaires, chacun révèle ses sentiments enfouis et découvre ceux des autres.
L'environnement devenant bienveillant, il n'est plus dangereux de s'exprimer sans
fard. Cette liberté accroît l'indépendance de l'individu et lui fait mieux
accepter celle d'autrui.
Cela semble utopique, que parmi
les critères d'aptitude des enseignants, l'ouverture aux relations humaines
puisse se substituer un jour à l'accumulation des connaissances.
Pas tellement utopique. Une école
élémentaire de l'Ouest a rendu obligatoire pour tous ses professeurs l'expérience
d'un T Group. Maintenant, lorsqu'un problème surgit dans une classe de cette
école, maîtres et élèves forment un groupe qui cherche à résoudre le problème.
Élèves, professeurs et administrateurs sont arrivés, du moins dans cette école,
à créer un climat psychologique qui les aide à prendre conscience de la réalité des choses et à rester
sensibles et ouverts au changement.
Combien de temps faudrait-il pour
réformer de cette façon tout le système éducatif dans le monde entier et
triompher des résistances ?
En ce qui me concerne, je
m'attaque sérieusement au problème, et espère recevoir bientôt des subsides de
l'Éducation nationale me permettant de mener à fond une réforme de tout le
système primaire et secondaire dans une ville donnée — et peut-être à La Jolla
en Californie, où j'enseigne actuellement au Western Behavioral Sciences
Institute.
Comment vous y prendrez-vous pour
instaurer vos méthodes dans toutes les écoles d'une grande ville ?
D'abord je ferai se rencontrer
les gens. Je commencerai pas les administrateurs (vous diriez ici les fonctionnaires).
J'arriverai à ce qu'ils se connaissent mieux, expriment davantage ce qu'ils
ressentent, prennent contact en tant que personnes et non en tant que rôles,
communiquent plus harmonieusement les uns avec les autres, perdent leur
agressivité, s'ouvrent au changement. Puis je recommencerai avec les
professeurs, de la même façon. Ensuite avec les parents et trustees des écoles.
Dans un deuxième stade, je poursuivrai l'expérience à travers un groupe d'une
dizaine de personnes, mais en mêlant deux par deux professeurs et
administrateurs, élèves et parents d'élèves. Je veux à tout prix éviter la
coopération superficielle entre parents et professeurs, qui me semble inefficace.
Ce que je souhaite, ce sont des communications réelles. J'espère que cet
entraînement fera tache d'huile, chaque membre du groupe de base devenant à son
tour animateur d'un nouveau groupe.
Ainsi travaillerai-je à
l'intérieur du système pendant toute une année académique, espérant que notre expérience
servira de catalyseur et sera imitée un peu partout.
Vous êtes fondamentalement
optimiste pour croire ainsi qu'on peut amener les gens à se réformer, uniquement
parce qu'ils se sont rencontrés et mieux compris.
Mon expérience thérapeutique m'a
inculqué une confiance sans limites dans les possibilités de l'homme. Les
tendances diaboliques existent, je le sais, bien qu'on me reproche souvent de
ne pas en tenir suffisamment compte. Peut-être si j'avais souffert autant que
vous, Européens, mon attitude serait différente. Mais je suis Américain. Et
j'ai constaté que pour horribles que puissent être les gens, plus on s'approche
d'eux, plus on découvre en eux des tendances constructives, autorisant
réellement l'espoir.
Merci pour ce texte très dérangeant. J'adore être dérangé !
RépondreSupprimerMerci aussi d'avoir cité la source. Le site de ce psy contient d'autres textes intéressants.
Thomas (enseignant et père)
Merci Thomas, avec joie!
SupprimerMoi aussi j'aime être bousculée pour me remettre en question...
Normal pour la source, souci d'intégrité.
A bientôt!