David, 60 ans, est écrivain et
critique de cinéma à Toronto, au Canada. À l’adolescence, son fils Jesse
décroche du collège. En désespoir de cause, David décide de le déscolariser et
de poursuivre son instruction à partir de ce qu’il connaît le mieux : le
cinéma.
« Le jour où j’ai proposé à mon
fils de 15 ans de quitter le collège, ça m’a échappé. Depuis des mois, nous
cherchions une solution à ses problèmes scolaires, sa mère et moi. Mais nous
n’avions jamais, au grand jamais, envisagé de le déscolariser. Et puis c’est
sorti de ma bouche, comme ça, sans préméditation. Il m’a regardé avec l’air
méfiant, comme s’il se demandait où était le piège. Moi, j’avais l’impression
que mon coeur allait exploser d’angoisse. Une partie de moi était soulagée
d’avoir enfin trouvé une solution pour Jesse, et l’autre, terrifiée de lui
avoir ouvert cette possibilité. Je ne savais pas si j’étais en train de lui sauver
la vie ou de la lui gâcher à tout jamais.
Le déclic
Jesse a toujours été un garçon
gentil, tendre, charmant, rêveur, vivant. Un fils merveilleux que j’aime
infiniment. Mais quand il a eu 13 ans, il a complètement arrêté de travailler,
et même d’aller à l’école. Pourtant, il n’est ni stupide ni paresseux. Et ses
professeurs étaient de bons professeurs. Mais quelque chose ne fonctionnait pas
entre le collège et lui, et je n’arrivais pas à comprendre quoi. Aucun des
profs ni des spécialistes que nous avons consultés, sa mère et moi, n’a été
capable de nous aider. Nous avons tout essayé : la négociation, la menace, la
supplication, l’explication, rien n’y faisait. Un jour, j’ai découvert que mon
fils me mentait, alors que ça ne lui était jamais arrivé. Il disait qu’il
travaillait, il ne travaillait pas. Il disait qu’il allait à l’école, il n’y
allait pas. Il n’avait plus de cahiers, ne prenait plus de notes, n’apprenait
plus rien. Il a commencé à avoir peur de moi parce que je me mettais violemment
en colère contre lui. Et j’ai commencé, moi aussi, à avoir peur, très peur.
J’ai senti que non seulement je ne pourrais pas gagner cette bataille-là, mais
qu’en plus j’allais le perdre, lui. Je savais, au plus profond de moi, que
personne ne pourrait l’obliger à aller en classe ; on pourrait seulement
l’obliger à faire semblant, et à devenir un menteur et un tricheur… Alors je
lui ai proposé cette chose insensée à laquelle je n’avais même pas réfléchi :
il n’irait plus au collège, à la seule condition que nous regardions ensemble
au moins trois films de cinéma par semaine.
Le cinéma comme support de réflexion
Notre vie s’est organisée sur ce
principe. Il ne faisait rien de ses journées, dormait jusqu’à des heures
impossibles, mais en fin d’après-midi, nous regardions tous les deux un film
que j’avais choisi en fonction de mon humeur, ou de la sienne. Nous avons passé
énormément de temps ensemble, assis sur le canapé ou sur le perron devant la
maison, à parler, parler, parler. Le cinéma, que je connais bien puisque c’est
mon métier, était un support formidable pour nos échanges. Du haut de ses 15
ans, Jesse a remis en question de manière radicale ma culture musicale et
cinématographique, en portant un éclairage très cru et parfois cruel sur les
chefs-d’oeuvre que je lui présentais. J’en ai pris plein la figure ! J’ai
essayé, comme j’ai pu, avec mes propres outils, de lui transmettre tout ce
qu’il refusait d’apprendre à l’école et dont je pensais qu’il aurait besoin
pour devenir un homme.
Mes angoisses
Il dormait énormément, mais pas
moi. Toutes les nuits, une angoisse terrifiante me réveillait : qu’est-ce que
j’étais en train de faire à mon fils ? Autour de moi, tout le monde a hurlé et,
en d’autres circonstances, j’aurais hurlé avec eux : moi aussi, je suis
convaincu que l’on doit l’instruction aux enfants, et que c’est une folie de
les dispenser d’école. Des dizaines de fois, dans la nuit, j’ai décidé de
renvoyer Jesse en cours. Mais quand je me retrouvais en face de lui, le
lendemain, je renonçais : j’avais vu l’échec scolaire le blesser et détruire sa
confiance petit à petit. Je connaissais mon fils, ses talents, sa créativité,
sa vivacité, son intelligence. Je ne pouvais pas accepter que tout ça soit
dévasté uniquement parce que l’école n’était pas adaptée à ce qu’il est. J’ai
voulu le protéger de cette souffrance inutile. Il me semble que les enfants
heureux deviennent des adultes heureux. Et il est probable que les adolescents
misérables deviennent des adultes misérables. Je connais beaucoup de gens très
diplômés et très malheureux. À commencer par mon frère, qui a fi ni ses études
dans une école privée terrible, et dont tout le reste de la vie a été une
tragédie… Je ne voulais pas être un père comme le nôtre : étranger, absent, que
nous n’intéressions pas, et qui, d’ailleurs, n’avait d’intérêt pour rien.
Je crois que l’on peut épargner
certaines souffrances à ses enfants. En tout cas, c’est le choix que j’ai fait
pour Jesse, envers et contre tous. Je me suis dit qu’il avait besoin de temps,
et de temps avec moi. Alors j’ai fait comme tous les parents qui aiment leurs
enfants : je me suis efforcé de lui donner ce dont il avait besoin. Je ne peux
pas vraiment dire ce que nous avons fait pendant ces trois années : nous étions
là, tous les deux, nous regardions des films dont nous ne discutions pas
toujours. Et nous parlions de la vie, du monde, des filles, pendant des heures
et des heures.
Mes remises en question
Ça m’a plongé dans une grande
solitude. Personne ne m’a rassuré sur la justesse de mon choix. La mère de
Jesse, dont je suis séparé depuis qu’il a 7 ans, a accepté de me faire
confiance, mais elle était encore plus terrifiée que moi. Et ma femme me
demandait souvent : “Est-ce que tu es certain de ce que tu fais ?” Je n’étais
certain de rien du tout… Presque toutes les nuits, je me disais que j’étais
fou. Mais presque tous les jours, j’étais sûr que j’avais raison. Ce besoin de
passer du temps avec son père, je le sentais physiquement. Alors je l’ai
“paterné”, aussi instinctivement qu’une mère materne son nouveau-né. C’est
comme si, en étant là, extrêmement près de lui du matin au soir, et en passant
des jours et des jours avec lui à ne rien faire d’autre qu’être là pour lui, je
lui transmettais ma masculinité, qu’il absorbait en même temps que tout ce dont
il avait besoin pour devenir un homme.
Son envol
Je n’avais pas l’impression que
Jesse évoluait vraiment. J’ai continué à le “paterner” en désespoir de cause,
parce que je ne savais pas quoi faire d’autre pour lui. Mais un jour, au bout
de trois ans et de plus de quatre cents films, il s’est levé du canapé. Il m’a
dit qu’il en avait assez de moi et du cinéma, et qu’il voulait faire autre
chose. Qu’il était sûr que les études ne l’intéresseraient pas, mais que, pour
nous prouver que nous avions eu raison de lui faire confiance, il allait les reprendre.
Il s’y est mis sérieusement et il a passé l’équivalent du bac en deux mois,
brillamment. Puis il s’est inscrit à la fac. Il a tenu un semestre avant
d’abandonner : il s’ennuyait… Il a décidé de devenir comédien, réalisateur et
scénariste. Il a la vie devant lui pour y arriver. Il est devenu un adulte
aussi “spécial” que l’ado qu’il était : sensible, vif, curieux ; totalement
inculte dans les domaines qui ne l’intéressent pas et extrêmement brillant dans
ceux qui le passionnent.
Peu à peu, Jesse s’est séparé de
moi. Il est devenu un homme, il sait se tenir debout, mais il n’a plus besoin
de moi. C’est à la fois triste et magnifique, très douloureux et très
réjouissant… Je crois que la plus belle chose qui me soit arrivée quand mes
enfants sont nés, c’est que j’ai cessé de ne penser qu’à moi. Avec eux, j’ai
compris ce que c’est qu’aimer, vraiment. Et Jesse m’a emmené très, très loin
dans cette aventure-là. »
Voir aussi l'ouvrage de David Gilmour, Le film club, 2012, Ed. Leduc. 17,20€
magnifique témoignage, merci pour ce partage !
RépondreSupprimerMerci Maryam! :)
SupprimerSuperbe ! Merci de nous lavoir fait découvrir :-)
RépondreSupprimerAvec Joie! :)
SupprimerBelle découverte, qui donne envie d en savoir plus sur cette aventure...
RépondreSupprimerMerci Jessica, c'est pour cette raison que j'ai mis le livre en fin d'article! :)
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